Marguerite
temps, s’ajoutait régulièrement du gris. Il la noua solidement dans une petite bourse à cheveux et termina la coiffure avec un nuage de poudre.
A peine la toilette du maître de maison achevée, la petite Zoé entra en trombe dans le cabinet de toilette de son père, ses bouclettes blondes débordant du béguin. La fillette arborait un air très sérieux, du haut de ses cinq ans, ce qui fit sourire son père.
— Père, père ! Ma tante Victoire Lareau est ici et elle est toute gelée.
— Ah oui ? Viens donc me faire un baiser, ma jolie coquine.
— Je ne suis pas une coquine, je suis une gentille petite fille ! C’est maman qui le dit, regimba la petite en grim-pant sur les genoux de son père. Avez-vous des bâtons de sucre ?
Le bourgeois sortit de la poche de sa robe de chambre un bâton de sucre d’orge qu’il tendit { la fillette, ravie.
— Te voici « bâtonnée », dit-il, ce qui fit rire Zoé. Cours vite prévenir tes sœurs de venir saluer leur tante et annonce
{ ta maman que j’arrive dans cinq minutes.
— Cinq minutes, répéta la petite.
Elle disparut aussi vite qu’elle était apparue et Monsieur Boileau donna congé à son domestique. «Juste ciel ! Que vient faire ici ma cousine Victoire, de si bon matin le lendemain des Rois, et par ce temps glacial, par-dessus le marché ? Sans doute un besoin pressant d’argent. Dans cette famille, on me prend pour le roi Crésus», ronchonna-t-il en sortant de son cabinet.
*****
Il faisait encore noir, ce matin-là, lorsque Victoire avait ranimé le feu de l’âtre, espérant de tout cœur que les chemins soient praticables. La veille au soir, des vents d’une rare violence s’étaient levés et toute la nuit, d’effroyables bourrasques s’étaient acharnées sur les fermes du rang de la Petite Rivière. Elle voulait absolument se rendre au village au plus tôt, certaine que son cousin Boileau serait chez lui aujourd’hui. Son mari était parti avec Noël et Godefroi constater l’ampleur des dégâts causés par un noroît qui avait arraché des toits dans le voisinage, de même que ceux de la grange et du hangar de leur ferme. Près de la route, la grosse branche du vieil orme sous lequel Marguerite aimait tant rêvasser, les beaux soirs d’été, s’était fracassée durant la nuit dans un terrible craquement, écrasant la clôture de piquets et bloquant le chemin. Depuis l’aube, des voisins frappaient à la porte. Les hommes faisaient la tournée du voisinage, chaudement emmitouflés, évaluant les dommages provoqués par ce déchaînement de la nature, à savoir lequel de ces bâtiments nécessiterait d’être réparé le premier. Comme les habitants du chemin de la Petite Rivière avaient l’habitude de l’entraide, on arriverait sans doute à tout rebâtir avant le printemps. Mais le redoux était loin.
Victoire se refusait à penser au nombre de livres qu’il faudrait débourser pour répondre à cette nouvelle urgence.
Il lui fallait garder tous ses esprits pour accomplir la démarche qu’elle allait entreprendre ce matin. Elle démêla sa longue chevelure brune au peigne fin avant de la diviser en deux bandeaux lisses qu’elle ramena en chignon sur sa nuque. Sa silhouette gardait une certaine sveltesse, et malgré ses grossesses et la quarantaine qui approchait, elle était encore belle. Elle tenait de sa mère un visage anguleux et un teint bistré. L’urgence de la situation ne l’empêchait pas de soigner sa toilette. Au contraire, elle avait revêtu ses plus beaux vêtements d’hiver, une jupe de laine fine et un mantelet assorti. Coiffée de son unique bonnet de mousseline, elle attacha par-dessus un grand chapeau de calèche fourré, puis posa sur ses épaules son lourd manteau d’hiver dont elle remonterait le capuchon si elle avait trop froid. Le cœur serré, Victoire s’apprêtait { prendre la route pour tenter de sauver sa famille du désastre.
Elle évoqua encore le soir où elle avait interrogé sa fille sur l’origine de sa grossesse, elle se rappela à quel point les réponses de Marguerite l’avaient bouleversée.
— Mais je n’ai pas de mari ! affirmait Marguerite. Je ne peux pas être grosse. C’est un péché, avant le mariage, dit toujours monsieur le curé.
Victoire avait regardé sa fille, déconcertée par tant d’ignorance. Il est vrai qu’{ l’apparition de ses premières fleurs, la mère avait simplement, mais fermement, recommandé de se conduire comme une fille bien
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