Marguerite
plus tard, dans la matinée, elle décida d’en avoir le cœur net. Elle avait retourné dans sa tête toutes les possibilités expliquant ces curieuses manifestations noc-turnes; maintenant, il lui fallait absolument exposer à voix haute ses découvertes afin de s’y retrouver. Elle fit porter un billet habilement rédigé chez les demoiselles de Niverville, les invitant à venir prendre le thé. Seule la perspective de nouvelles croustillantes pouvait faire sortir les vieilles filles de chez elles.
C’est ainsi que dans l’après-midi, les langues allaient bon train dans la chambre de compagnie surchauffée des Bresse, une pièce convenablement meublée selon les critères des demoiselles de Niverville. Des chaises d’acajou recouvertes de crin noir étaient alignées le long du mur, de même qu’une table de jeu { abattant. Les deux fenêtres, habillées de frais rideaux blanc et bleu ciel ornés de festons, laissaient facilement entrer la clarté du jour. Françoise Bresse se démarquait de ses contemporains, qui préféraient les lourdes tentures et l’éclairage de plusieurs chandeliers en plein jour, qu’on voyait comme un signe d’opulence.
Malgré des origines plutôt modestes - son père, Baptiste Sabatté, n’était après tout qu’un boucher de Pointe-Olivier qui avait assez bien réussi à élever sa famille -, Françoise Bresse ne manquait ni de goût ni d’audace. Chez cette femme, l’instinct visait juste. Elle avait été bien inspirée le jour où elle avait accepté d’être l’épouse de Joseph Bresse, un homme de petite taille qui cachait sa calvitie précoce sous une perruque démodée, mais qui était incontestable-ment doué pour le commerce.
Les demoiselles de Niverville sortaient rarement de leur vieux manoir de pierres, prétextant une santé fragile. Mais elles se sentaient toujours bien lorsqu’arrivait une invitation de madame Bresse. Même si elles jugeaient les flots de lumière indécents dans une demeure bien tenue, elles appré-
ciaient certaines des extravagances de la chère madame Bresse. Sa dernière trouvaille, le manteau de cheminée peint de manière { imiter le marbre et rehaussé d’arabesques en plâtre, brillait par sa distinction.
Françoise saisit la belle théière de porcelaine anglaise
- un service à thé valant plusieurs dizaines de livres, estimèrent mentalement les vieilles filles - et versa le thé avant de servir le gâteau garni de crème fraîche que la servante Perrine
avait
confectionné
le
matin
même.
Ces
dames échafaudaient les hypothèses les plus plausibles concernant les scènes étranges dont Françoise avait été témoin.
L’hôtesse décrivit avec force détails le va-et-vient de la nuit précédente, agitant ses mains recouvertes de mitaines de dentelle noire qui laissaient voir de longs doigts minces et agiles. A sa main droite, la bague ornée d’un rubis était un cadeau de son époux. Elle portait une simple robe d’intérieur rayée bleu et blanc dont la jupe retombait droite, comme le commandait la dernière mode. D’un bonnet de mousseline blanche orné de festons sortaient des cheveux bouclés qui encadraient le joli visage de Françoise, où des yeux noirs et vifs brillaient d’excitation.
— Ils revenaient tous du côté de l’église, expliqua-t-elle.
Il n’y a que le docteur Talham qui habite par l{, et comme il n’a pas l’habitude de recevoir chez lui, on peut supposer que tous ces gens étaient réunis pour une autre raison. Je ne vois rien d’autre qu’un mariage qu’on voulait discret, affirma sentencieusement madame Bresse.
— Un mariage le mercredi ! remarqua sournoisement la première demoiselle de Niverville.
— Est un mariage que l’on veut tenir secret ! renchérit la deuxième demoiselle, les yeux aussi ronds que s’il s’agissait de Sodome et Gomorrhe.
— Le ciel était d’un noir d’encre ! ajouta Françoise, théâtrale.
Elle exagérait un peu. Le temps était clair et le filet de lune sur la neige éclairait le chemin, mais elle affectionnait les effets dramatiques. Les histoires n’en étaient que meilleures.
— Le docteur s’est marié ce matin, affirma-t-elle en prenant un air mystérieux, avec la jeune Marguerite Lareau de la Petite Rivière. J’en mettrais ma main au feu, conclut-elle triomphalement.
— Mais ce n’est qu’une enfant! s’exclama la première demoiselle de Niverville en portant à ses lèvres une délicate tasse de
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