Marguerite
originaires de ce pays. Mais en ce temps-là, tout était bien différent. C’était avant la venue des Anglais.
—Il a certainement célébré la mort du pauvre roi Louis XVI en cachette.
— Vous croyez ?
Françoise était vraiment intriguée.
— Ce qui est proprement révoltant !
— Cela n’a rien d’étonnant pour un simple chirurgien de campagne à peine sorti de la barberie. Ce diable de Français qui se prétend médecin !
— Un barbare, vous dites ?
La réflexion de Françoise fit sourire les demoiselles.
— Autrefois, ma chère, les chirurgiens faisaient la barbe des hommes ou amputaient les jambes gangrenées des marins sur les bateaux. De nos jours, les vrais chirurgiens, dans les pays civilisés comme le nôtre, ne font plus ce genre de choses.
Françoise, qui n’avait jamais pris de bateau, avait pourtant souvent fait appel aux services du docteur. Elle commença à douter de ses compétences.
— L’autre jour, raconta la première demoiselle, nous l’avons fait mander. Que voulez-vous, nous n’avons guère le choix, dans cette abominable campagne. Qui d’autre peut faire une saignée ?
— Et ma sœur qui a, comme vous le savez, ma chère madame Bresse, une complexion fragile.
— Je requiers d’être régulièrement saignée, reprit la première demoiselle, tout comme ma pauvre sœur qui a toujours besoin d’être purgée.
— Eh bien, figurez-vous que ce charlatan. .
— . . m’a refusé la saignée.
— Prétextant que cela allait inutilement l’affaiblir.
— Il m’a bêtement recommandé un régime fait de viande et de légumes.
— Plutôt qu’une bonne purgation. .
— . . qui était le remède approprié.
Par quel mystère la saignée devenait purgation ? Lorsque les demoiselles de Niverville entamaient la litanie de leurs innombrables maux, Françoise savait que toute tentative pour changer de sujet de conversation devenait inutile. Son esprit se remit à vagabonder, reprenant le raisonnement de ses remarquables déductions. Si ce mariage avait été célébré en privé, sans aucun ban, c’est qu’il y avait une raison grave.
Un enfant en chemin ? Madame Bresse allait faire part de ses conclusions à ses invitées, mais les demoiselles, lancées sur leur sujet de prédilection, c’est-à-dire elles-mêmes, étaient intarissables.
— Et cette faiblesse de constitution. .
— . . qu’elle a de naissance.
Ah ! La naissance fabuleuse des bessonnes de Niverville : un événement qui comptait parmi les légendes du pays. Le 19 août de l’an 1767, trois demoiselles de Niverville firent leur entrée dans ce monde. Oui, c’était la pure vérité ! Que le seigneur de Niverville puisse procréer trois enfants à la fois sans que le diable ne s’en mêle tenait déj{ du prodige.
On prénomma les bessonnes Renée, Madeleine et Thérèse.
Mais quelques jours plus tard, les parents pleuraient la petite Renée qu’on alla rapidement porter en terre. Minuscule et frêle, la troisième jumelle n’avait pu survivre.
Mais était-ce bien la petite Renée qui était morte ?
N’était-ce pas plutôt Madeleine ? A moins que ce ne fût Thérèse ? Ce drame marqua définitivement le destin des bessonnes survivantes. Depuis l’enfance, chacune d’elle reprenait à tour de rôle le prénom de la petite morte, au cas où l’une d’elles serait en réalité celle qu’on avait prénommée Renée. C’était une sorte de jeu morbide auquel les fillettes se livraient { l’insu du reste de la famille. Un jour où Madeleine avait fait place à Renée, cette petite démone de Louise -
leur sœur cadette - les surprit et les dénonça à leur mère, laquelle en avait été mortifiée. La petite Renée était au ciel, parmi les anges, il n’y avait pas { revenir l{-dessus !
Les jumelles avaient été mises au pain sec pendant deux jours et on n’avait jamais plus reparlé de l’étrange mise en scène.
En grandissant, les demoiselles de Niverville étaient devenues l’une et l’autre tout { fait semblables. Elles se confondaient, chacune étant ou Madeleine ou Thérèse - ou la défunte petite Renée -, l’une ne venant jamais sans l’autre, pareillement habillée, partageant les mêmes pensées et les mêmes manies. Madeleine clignait involontairement de l’œil lorsqu’elle s’emportait; Thérèse pinçait le bec en cul de poule avant de parler, mais comme Madeleine copiait inconsciemment les gestes de sa sœur et que Thérèse imitait Madeleine en
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