Marguerite
porcelaine.
Le thé, trop chaud, l’obligea { saper bruyamment une première gorgée.
— Elle n’a que quinze ou seize ans, ce me semble, fit sa sœur en essuyant délicatement du revers de sa mitaine un peu de crème qui lui chatouillait le menton.
— Le docteur l’aurait-il séduite ?
La deuxième demoiselle, profondément indignée par cette ignominie, se barbouilla à nouveau avec la crème du gâteau.
— Nous avons toujours dit que cet homme n’était qu’un enjôleur.
— Un faux jeton ! ajouta la seconde demoiselle, après avoir essuyé la crème revenue lui tacher le menton.
— Mais bien sûr, personne ne nous écoute.
— Sauf vous, ma chère madame Bresse.
— Quand je pense qu’on disait le docteur Talham inconsolable de la perte de sa chère Appoline, rappela innocemment Françoise,
La première demoiselle regarda l’hôtesse d’un air entendu en avalant une autre gorgée de thé.
— Offrez à un homme de la chair fraîche ! déclara-t-elle.
— Et les plus grands chagrins s’envolent ! clama la deuxième demoiselle en s’étouffant avec une miette de gâteau.
Elle chercha vainement son mouchoir dans un minuscule sac brodé du siècle dernier ayant appartenu à sa défunte mère.
Les deux demoiselles n’étaient guère étonnées d’apprendre une pareille nouvelle. Combien de fois, telles des cassandres, n’avaient-elles pas prédit l’imminence d’un scandale ?
— Je me suis toujours méfiée de ce docteur, rappela la première demoiselle de Niverville en replaçant son col de dentelle.
— Ce Talham ! N’est-il pas un ami des Pétrimoulx de L’Assomption ? ajouta l’autre bessonne.
— Pftt ! Ces Pétrimoulx ! Vaniteux comme leurs amis Boileau.
De l’avis des demoiselles, l’alliance des Pétrimoulx et des Boileau expliquait tout. De la graine de révolutionnaires.
Pire. Des régicides ! La deuxième demoiselle, qui avait finalement retrouvé son mouchoir, s’épongea précaution-neusement le front.
Françoise était d’accord, quoiqu’elle ne voyait pas en quoi la fréquentation des Pétrimoulx rendait le docteur indigne de confiance. D’accord, les demoiselles de Niverville ne portaient pas Monsieur Boileau dans leur cœur. Elles se méfiaient du fils de Pierre Boileau: ce dernier avait été l’agent et le procureur de leur père, un bandit s’abreu-vant à toutes les auges et qui avait précipité leur famille dans le malheur, selon la théorie bien étayée des deux sœurs.
Les manigances de ce personnage étaient les mêmes qui avaient causé la perte de la Nouvelle-France. Leur père, le grand seigneur Jean-Baptiste Boucher de Niverville, avait dû se résoudre à vendre sa jolie seigneurie à un rustre d’Ecossais.
Et bien sûr, lorsque vinrent les Américains à Chambly, en 1776, les Boileau de la Pointe-Olivier se rangèrent évidemment du côté de ces rebelles qui contestaient le roi d’Angleterre. Heureusement, on les avait exilés !
— Vous êtes trop jeune, ma chère, pour vous rappeler ces affreux Bostonnais* - certains disent des Américains -
qui sont partis en incendiant le fort !
— C’est vrai que je n’en garde aucun souvenir, c’était l’année de ma naissance, s’excusa Françoise. Mais on m’en a beaucoup parlé, se rattrapa-t-elle.
— Le curé d’alors était un de ces Pétrimoulx, expliqua la première demoiselle, remplie d’indignation.
— On disait qu’il frayait avec l’ennemi, poursuivit l’autre vieille fille.
— Imaginez la terreur qui régnait à Chambly ! Un campement de révolutionnaires à nos portes, à Pointe-Olivier.
— Ces Américains se croyaient les maîtres chez nous !
Ils n’ont laissé que ruines et amertume en incendiant le fort.
— Et des dettes aux cabochons qui avaient cru en leurs belles promesses.
— Et le docteur est un Français ! conclut une des demoiselles, comme si ceci expliquait cela.
Encore une fois, la logique méandreuse des demoiselles échappa à Françoise, qui écoutait poliment. Elle vérifia l’ordonnance des rubans de son bonnet et replaça une épingle. Elle avait besoin d’explications supplémentaires.
— Un Français ?
— Un de ceux qui ont coupé la tête au roi Louis ! précisa la demoiselle numéro deux.
— Ah ! dit négligemment Françoise.
Elle se demanda comment le docteur pouvait trancher une tête couronnée tout en vivant à Chambly. Et puis, les Bresse et les Sabatté, tout comme les aïeux des demoiselles, étaient aussi
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