Marguerite
tout, il y avait longtemps qu’on avait renoncé à les distinguer. On les tenait pour deux vieilles filles excen-triques. Lorsque, par mégarde, l’une s’adressait { l’autre en l’appelant Renée, personne n’y prêtait attention. Elles vivaient au faubourg Saint-Jean-Baptiste, dans le vieux manoir décrépit des seigneurs de Niverville, avec pour seule compagnie celle de leur frère, le chevalier Antoine de Niverville, un vieux garçon qui portait des perruques extravagantes et poussiéreuses où flottaient quelques fils d’araignée. Le nobliau était un collectionneur - passion inavouable - de chaussures fines pour dames. Et certains soirs, dans l’ancestrale maison des anciens seigneurs de Chambly, pendant que le chevalier revêtait corsets, jupons et jupes dans le secret de son alcôve, les demoiselles apprenaient les rudiments du menuet à Renée, la petite disparue qui vivait au ciel.
Françoise faisait de grands efforts pour suivre les propos de ses invitées, tout en cherchant la brèche permettant d’interrompre le flot des malheurs { venir. Finalement, elle tenta le tout pour le tout et lança, à tout hasard, en haussant la voix :
— J’ai appris qu’il y aura bientôt un nouveau chirurgien pour la garnison du fort. Un chirurgien anglais.
— Un chirurgien anglais ?
Cette nouvelle suffît à couper court aux litanies des demoiselles.
— Une excellente nouvelle, assurément !
La première demoiselle de Niverville joignit les mains de ravissement. La deuxième allait commenter lorsqu’elle fut interrompue par une voix joyeuse :
— Et quelle est donc cette excellente nouvelle ?
Ayant à son bras madame de Gannes de Falaise, vêtue d’une austère robe de soie violette qu’un col de dentelle blanche agrémentait, Monsieur Boileau, coiffé de sa plus belle perruque poudrée, les douces rondeurs de sa panse bien cintrées dans une jaquette bleu pâle, faisait une entrée digne du grand roi Louis XIV chez les Bresse.
— Ma chère madame Bresse, toujours aussi aimable et ravissante, fit le bourgeois en s’inclinant gracieusement sur la jolie main de Françoise et en lui tripotant discrètement les doigts.
Les demoiselles affichèrent soudain la même petite moue boudeuse, tant il leur était difficile de cacher leur déplaisir de se retrouver dans la même pièce que le fils de Pierre Boileau.
Le riche mariage du bourgeois et £on train de vie princier jetaient une ombre brutale sur l’ancienne splendeur des Niverville, que les demoiselles attribuaient à un « affaiblis-sement involontaire dû à des causes extérieures incontrô-
lables», et seule la noblesse de madame de Gannes de Falaise trouvait grâce { leurs yeux. Les sœurs de Niverville évitaient le plus possible de s’adresser au fils du mécréant, ce qui donnait parfois lieu à des situations hautement comiques qui ne manquaient pas d’amuser Monsieur Boileau. Ce dernier, d’ailleurs, prenait un malin plaisir {
questionner les nobles demoiselles sur tout et sur rien, celles-ci étant trop bien élevées pour ne pas répondre.
— Chères dames, quel plaisir de vous voir ! s’exclama-t-il.
Avez-vous retrouvé votre manchon de lapin ? Sa disparition annoncée par le crieur l’autre jour m’a littéralement plongé dans l’affliction, ajouta-t-il, mi-figue mi-raisin, pendant que son épouse le pinçait discrètement en murmurant: «Arrêtez donc vos moqueries ! »
— Vous êtes trop aimable, Monsieur, répondit avec sérieux la première demoiselle. Nous l’avons retrouvé.
C’était notre nouvelle petite bonne, Marie-Desanges, qui l’avait rangé.
— Vous m’en voyez heureux pour vous, fit Boileau tandis que son épouse retenait un fou rire.
Avant que n’éclate un regrettable incident diplomatique, madame Bresse demanda { sa servante d’apporter deux chaises supplémentaires et invita les nouveaux venus à s’asseoir. Sitôt fait, elle remit { chacun une tasse de thé.
— Madame de Gannes de Falaise, votre santé est bonne ?
susurra une des demoiselles de Niverville.
— Et vos ravissantes filles ? Vous les avez retirées du couvent? s’informa l’autre demoiselle.
— Avez-vous des nouvelles de votre fils ? ajouta madame Bresse au chorus.
— Toute notre famille se porte à merveille, merci, chères amies, répondit avec grâce madame Boileau. Nous avons reçu hier une lettre de notre fils, ajouta-t-elle { l’intention de Françoise. J’aurais voulu vous l’apporter, mais ces
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