Marin de Gascogne
dans les criques le mieux abritées. On payait la rapidité par le péril. C’était la saison des grosses affaires et des grands naufrages, où l’on était à la merci de la fortune de rivière.
Les bateliers de Bordeaux remontaient rarement en amont de Langon et c’était en général avec des gabarots de faible tonnage. D’avril à août, on ne les voyait guère. Seul passait à intervalles fixes le bateau de poste qui transportait surtout des voyageurs. Langon se partageait avec Saint-Macaire le trafic d’amont et, pendant les grandes eaux, le port recevait souvent la visite de couraus agenais ou même toulousains. C’est par là qu’arrivaient, grâce au canal du Midi, les huiles et les savons de Marseille, ainsi que les produits languedociens dont le négoce bordelais exportait une partie vers les îles, envoyant en retour du sucre et du café vers les entrepôts d’Agde. Langon, qui était une des plaques tournantes de ce trafic, recevait aussi par charrois de Mont-de-Marsan les produits de Chalosse, de Béarn et d’Espagne.
L ’Aurore rencontra des vents favorables et fut de retour dès le 27 août avec du blé d’Allemagne. Sans attendre d’autres instructions, Hazembat repartit le 29 avec un consignement de vin de Barsac pour ramener du seigle de Bretagne qu’il avait retenu chez un commissionnaire de Bordeaux à un prix particulièrement avantageux.
Le vendredi 11 septembre, veille du jour où l’ Aurore revint de son deuxième voyage, Jantet et Bernard prenaient leur leçon avec l’abbé Lafargue. La maison des Lafargue était une haute bâtisse de la rue Brion, toute proche de celle des Castaing.
Jantet, qui avait plus d’une année d’avance sur Bernard, commençait à écrire de façon assez courante, mais il lisait avec difficulté. Bernard, au contraire, qui, après quinze jours d’efforts, en était encore à tracer de gros bâtons maladroits, semblait mordre plus aisément à la lecture. Il lui arrivait même de reconnaître des mots entiers sans avoir besoin de les épeler. Il s oupira misérablement quand, pour la troisième fois, le bec de sa plume, écrasé par sa main trop lourde, laissa sur la feuille un pâté d’encre.
L’arrivée de Jean Lafargue fut un soulagement. Il était encore en bottes et en pèlerine de voyage. D’une main, il tenait sa cravache, de l’autre, il brandissait une feuille imprimée.
— Angel ! s’écria-t-il, j’ai de la lecture pour tes élèves ! J’ai vu Fonfrède à Bordeaux. Il a reçu hier des exemplaires de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que la Constituante a votée le 26 août. J’en ai rapporté une douzaine d’exemplaires. Ce soir, ils seront affichés dans tout Langon !
L’abbé se saisit de la feuille et la parcourut. Il eut une grimace.
— Dans le préambule, j’aurais mieux aimé qu’ils fassent référence à Dieu plutôt qu’à l’Etre Suprême. Cela fait un peu hérétique !
Tandis qu’il poursuivait sa lecture, cependant, son visage s’éclairait.
— Mes enfants ! s’écria-t-il, cela contient la quintessence de tout ce que je pourrai jamais vous enseigner ! Ecoutez et souvenez-vous : ce sera votre leçon d’aujourd’hui.
D’une voix lente, il lut la feuille, s’appliquant à rendre bien clair chaque mot. L’attention de Jantet s’échappa vite et il se mit à suivre une mouche des yeux. Bernard, malgré toute sa bonne volonté, avait du mal à comprendre. Pourtant, quand l’abbé fit une pause après le préambule, les quelques mots qui suivirent le marquèrent comme si un burin les gravait dans sa tête : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
A la fin de septembre, les enfants allèrent travailler aux vendanges, Jantet chez le bordier de Fargues, Bernard chez son grand-père Paynaud, aux Daneyres. Le vieux grigou ne dédaignait pas cet appoint gratuit de main-d’œuvre. Pour Bernard, la vendange était le seul bon souvenir qu’il eût gardé de son grand-père. Les paysans auxquels il se mêlait étaient des gens simples et gais, parfois forts en gueule, mais avec toujours une lueur de malice dans le regard.
La vendange s’achevait par le traditionnel repas dans les chais. Le vieux Paynaud était bien obligé de sacrifier alors quelques-unes de ses volailles, mais il veillait à ce que le vin nouveau, lo borrut, qu’on tirait à même le cuvier pour arroser le banquet, ne provînt pas
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