Marin de Gascogne

votre permission, capitaine, on pourra changer de cap dans une demi-heure.  
    Le problème était facile à comprendre. Il faudrait qu’au petit jour la Belle de Lormont ait fait assez de route au sud pour échapper aux vigies anglaises.  
    Lesbats fit signe au lieutenant Barre qui était de quart et se tenait légèrement en retrait tant que le capitaine commandait personnellement.  
    — Barre, dit-il, nous allons bientôt entendre les brisants sur les rochers de Cordouan droit sur bâbord. A partir de ce moment, nous continuerons à gouverner comme ça pendant un mille… disons dix minutes. Alors, nous arriverons en grand et nous ferons porter ouest-sud-ouest. Je vais commander moi-même la manœuvre de la voile. Dès que tu sens le navire venir sous le vent, tu mets à la barre à rencontrer bâbord toute. Compris ?  
    — Compris, capitaine.  
    Au moment où il allait quitter le gaillard d’arrière, Lesbats se tourna vers Lacaste.  
    — Envoie Hazembat en haut du grand mât. Qu’il surveille les deux feux rouges. Il ne faudrait pas que ce putain d’Anglais change de cap en même temps que nous.  
    A hauteur de la vergue de perroquet, Bernard émergea soudain du brouillard. Autour de lui, la nuit n’avait plus la même opacité oppressante. Levant les yeux, il crut apercevoir une étoile. D’un dernier effort, il se hissa jusqu’au cacatois et se cala du mieux qu’il put entre deux étais, embrassant le mât et se gardant de prendre appui sur la vergue qui bougerait quand le navire changerait de cap.  
    C’est d’abord dans son estomac qu’il perçut l’ample et complexe mouvement de pendule que le tangage et le roulis combinés imprimaient au mât, puis sa tête s’emplit de sonnailles et ses yeux se fermèrent. Ce fut la douleur de ses paumes meurtries se crispant sur le bois verglacé qui lui fit reprendre conscience. Serrant les dents, il se força à regarder autour de lui. Au bout d’un long moment, il finit par découvrir les deux petits points rouges à environ trois encablures. Se repérant d’après l’orientation du gréement, il calcula qu’ils se trouvaient par le travers tribord. Son esprit embrumé fonctionnait lentement et il lui fallut un certain temps pour comprendre que le navire anglais continuait sa route, s’éloignant peu à peu.  
    La brise glaciale voilait ses yeux d’une buée opaque. Péniblement, il dégagea une main engourdie et s’éclaircit la vue. Les points rouges étaient à peine visibles maintenant. Longtemps après, il crut percevoir comme un grondement plus clair se détachant sur la rumeur lointaine des brisants de la côte. Ce devait être le déferlement des vagues sur l’îlot de Cordouan. En vain, il essaya de percer l’obscurité. Le bruit s’enfla sur bâbord, puis décrut par l’arrière. Il chercha les points rouges, mais ne put les retrouver.  
    La manœuvre de la voile le prit par surprise. La vergue craqua sinistrement au-dessous de lui tandis qu’on changeait d’amures. Le mouvement de pendule s’amplifia, s’affola pendant que le navire perdait son erre et amorçait son changement de cap. Un de ses pieds glissa de l’étai sur lequel il s’appuyait et l’autre suivit aussitôt. Il se trouva cramponné au mât par les bras, ses mains nouées l’une à l’autre étaient comme un bloc de glace. Désespérément, il chercha un appui et trouva la vergue qui venait de prendre sa nouvelle position.  
    Plus à l’aise, il se détendit. A mesure que le navire s’établissait sur son nouveau cap, le balancement changea de nature. La grande houle du large le prenait maintenant par le travers en des creux modérés qui le faisaient rouler avec régularité et lenteur. Les yeux fixés sur une étoile, Bernard sentait le mouvement dans son corps plus qu’il ne le percevait. C’était comme une sorte de bercement interminable qui endormait la douleur des mains et atténuait la morsure du froid. Il lui fallait lutter contre l’engourdissement. Tous les dix balancements, il s’obligeait à tourner la tête et à scruter les ténèbres.  
    Puis l’étoile pâlit et, peu à peu, à bâbord, une sorte d’horizon naquit entre l’étendue sombre du brouillard et le ciel qui s’éclaircissait. Le brouillard lui-même tourna au gris tandis que le ciel, à l’est, passait du violet sombre au mauve, puis au bleu clair. Soudain, il fit jour. Des profondeurs jaillit un coup de sifflet, suivi d’un cri :  
    — Tout le monde