Marin de Gascogne
annonça que les rations d’eau seraient réduites de moitié et demanda à l’équipage de dire une prière pour le retour des vents favorables.
Prière ou non, ce fut dans l’après-midi qu’un souffle d’air agita légèrement la flamme du grand mât. Une acclamation monta des canots où les rameurs se relayaient pour haler obstinément le navire en direction du sud. Le lendemain matin, au lever du soleil, une brise folle s’établit faiblement. Il fallait sans cesse manœuvrer pour maintenir le cap. Cinq jours plus tard, on en était aux quarts de ration d’eau croupissante quand une voile se montra à l’horizon. C’était une frégate anglaise. Raide et gourmé, son commandant refusa de ravitailler l’ Abigail, mais l’escorta jusqu’à un îlot désert de l’archipel des Caïcos où l’on put remplir les barils à une source vive.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il nous laisse passer, dit Sam en regardant le navire anglais s’éloigner vers la Jamaïque, mais, pour le moment, ils respectent la neutralité de la bannière étoilée.
L ’Abigail arriva en vue de Pointe-à-Pitre le 3 novembre, après trente et un jours de navigation. Comme sept mois plus tôt, Bernard vit le Lutin se présenter pour le contrôle. Cette fois, une escouade monta à bord. Elle était composée de nègres armés, et le mulâtre revêche qui les commandait portait le bonnet rouge.
Sam Billings vint chercher Bernard.
— Ton fardage est prêt ? Le capitaine te demande. Mac Nabb discutait en mauvais français avec l’officier au bonnet rouge.
— Je proteste contre votre refus de laisser mon équipage aller à terre. J’ai des blessés et les autres sont épuisés. Ils ont besoin de repos avant de reprendre la mer !
— Vous pouvez rester au mouillage autant que vous voudrez. On vous vendra de l’eau et des fruits frais, mais les ordres du gouverneur Hugues sont formels : pas d’étrangers à terre.
— Même les neutres ?
— Même les neutres.
— J’ai ici, reprit Mac Nabb, un apprenti-matelot qui est de nationalité française et qui désire mettre sac à terre.
Sur un geste de Mac Nabb, Bernard s’avança et déclina ses nom, lieu et date de naissance. L’officier le regarda d’un air soupçonneux.
— Que viens-tu faire à la Guadeloupe ?
— Servir la République, citoyen lieutenant. Je désire m’engager dans la marine.
— Hum… bon… Descends dans le canot. On verra à bord du Lutin.
A la coupée, Bernard échangea une dernière accolade avec Sam Billings qui lui glissa à l’oreille :
— Easy with those fellows, mate. Ces gens-là ne m’inspirent pas confiance. En cas de besoin, tant que l ’Abigail est ici, tu sais où trouver de l’aide.
L’accueil de l’enseigne de vaisseau Lemercier fut plus cordial que celui du lieutenant.
— Un gabier, même apprenti, ça ne se refuse pas ! Nous avons perdu beaucoup d’hommes au cours des derniers combats.
— Les Anglais sont partis, citoyen commandant ?
— Les derniers se sont rembarques il y a quinze jours. Tu nous aideras à les empêcher de revenir !
Pendant la brève traversée jusqu’au débarcadère de Pointe-à-Pitre, Bernard rencontra Escanot et lui demanda s’il avait des nouvelles de Roumégous et de la Belle de Lormont.
— Ils étaient ici il y a un mois, mais on ne les voit guère. Ils font des ravages dans le commerce anglais. Lesbats a ramené deux prises : ce brick et cette goélette que tu vois ancrés là-bas. Ils étaient pleins de marchandise et on va les réarmer en guerre. Il y a de la prime dans l’air pour l’équipage de la Belle de Lormont. Pourquoi n’es-tu pas parti avec eux, puisque tu veux te battre ?
— Je préfère la marine régulière. Escanot lui lança un regard en dessous.
— Rien n’est très régulier par ici. C’est chacun pour soi. Tu vas loger chez le papa Lafortune ?
— S’il a de la place.
— Sa fille te prêtera bien la moitié de son lit. Tu avais l’air assez bien avec elle, non ?
Surpris par l’acrimonie du ton, Bernard allait répondre vertement quand le Lutin accosta. Comme il s’engageait sur la planche, Lemercier lui cria :
— Présente-toi demain à la capitainerie du port, Hazembat !
L’esplanade était déserte. Des piquets de soldats dépenaillés montaient la garde devant les entrepôts. Sous les arcades, une
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