Marin de Gascogne
dizaine de paysannes étaient accroupies devant de maigres étals de papayes et de noix de coco. Autour du bâtiment militaire, des corvées de nègres halaient de lourdes charrettes. D’autres corvées portaient à dos d’homme des sacs et des balles vers les entrepôts, houspillées par des piquets de soldats.
Bernard était arrivé au pied d’une sorte d’estrade dressée en plein milieu de l’esplanade, quand il entendit la voix de Belle qui l’appelait. Venant de l’auberge, elle arriva en courant et lui sauta au cou.
— Je savais bien que tu reviendrais ! Quand j’ai appris qu’un navire américain était entré au port, j’ai tout de suite deviné que tu serais là !
Les bras de Bernard enlaçaient le corps ferme et tiède. Il connaissait maintenant la mesure de l’émoi qui s’emparait de lui. Avidement, il posa ses lèvres sur les lèvres offertes qui répondirent aussitôt à sa caresse.
— Pas ici ! murmura Belle en se dégageant.
— Tu as peur qu’on nous voie ?
— J’ai peur de ça !
Elle montrait le haut bâti de bois qui se dressait sur l’estrade au-dessus d’eux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La guillotine ! Elle sert tous les jours ! Viens !
La salle d’auberge était vide et papa Lafortune fumait sa pipe à une table solitaire devant une bouteille de rhum.
— Content de te revoir, mon garçon ! J’espère que tu vas rester avec nous. Nous n’avons plus grand-chose à manger mais, pour ce qui est de dormir, tu pourras t’installer dans n’importe quelle chambre. Nous n’avons plus guère de clients par les temps qui courent : ils sont partis ou on leur a coupé la tête.
— Je croyais que Robespierre avait été renversé et que la Terreur était terminée.
— A Paris peut-être, mais pas à Pointe-à-Pitre. Remarque que je ne pleure pas sur le sort des aristos, mais on dirait que la République n’est pas la même pour les nègres et pour les Blancs.
— L’esclavage n’est pas aboli ?
— Tout à fait aboli. Mais, comme il faut de la main-d’œuvre, Victor Hugues a enrôlé la plupart des anciens esclaves comme travailleurs libres. Quelquefois, on ne voit pas très bien la différence.
Tout en parlant, il mélangeait des punchs.
— A la République pour tous, mon garçon ! Bernard allait lever son verre quand la porte de l’auberge s’ouvrit brutalement et quatre soldats entrèrent, menés par l’officier au bonnet rouge.
— Citoyen Bernard Hazembat, au nom du peuple français, je te mets en état d’arrestation !
Trop surpris pour réagir, Bernard le regarda sans comprendre. Papa Lafortune se leva.
— Qu’est-ce que c’est que cette manigance, Félicien ? Pourquoi tu l’arrêtes, ce garçon ?
— J’y peux rien, papa Lafortune. Escanot est allé le dénoncer. Ce sont les ordres du commissaire Cournod.
— Je vais aller lui parler, moi, à ce putain de Cournod qui est allé se cacher à la Désirade quand les Anglais étaient ici !
— Laisse, papa, intervint Belle. Cournod ne t’aime pas beaucoup, toi non plus.
Elle passa ses bras autour du cou de Bernard.
— Ne t’en fais pas, lui souffla-t-elle à l’oreille. Je m’y attendais et je vais m’occuper de toi. Aie confiance.
Cournod trônait derrière un bureau d’acajou provenant sans doute de la demeure d’un planteur. Il portait toujours son feutre empanaché. C’est avec une joie mauvaise dans le regard qu’il considéra son prisonnier.
— Citoyen Hazembat, dit-il, je t’avais repéré comme un suspect la dernière fois. Maintenant, je te tiens. Tu es accusé d’émigration !
— D’émigration ?
— As-tu, oui ou non, le 14 Germinal de l’an passé, quitté volontairement le territoire français pour t’embarquer à bord d’un navire étranger ?
— Mais les Anglais arrivaient !
— Tu aurais pu t’embarquer sur un navire français !
— Je suis revenu de mon plein gré.
— Parlons-en, si tu veux. Pourquoi es-tu revenu ? Pour conspirer, évidemment ! Avoue que tu es à la solde des contre-révolutionnaires qui ont assassiné les patriotes du comité de salut public !
— Mais…
— Suffit ! Tu t’expliqueras avec le tribunal révolutionnaire demain matin et avec la guillottine demain soir. Emmenez-le !
Il y avait déjà une trentaine de personnes dans la grande salle voûtée où
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