Marseille, 1198
Raymond. Avant, j’étais à Limoges.
— Vous avez vu du pays ! répliqua Pierre
avec une moue d’envie.
Toute défiance avait disparu de son visage.
— Plus que je ne le souhaitais. J’ai connu la
Bretagne, les Flandres, la Normandie, le Périgord et le Languedoc, mais j’ai
surtout connu la guerre, la mort et la misère.
— Moi, je suis juste allé à Marseille, et
encore, c’était la première fois. J’en reviens ce soir.
— Acheter des armes, des marchandises ?
demanda Guilhem d’un ton indifférent, comme par politesse. On vend de tout
là-bas. On dit même qu’on peut y acheter de belles esclaves sarrasines !
Les hommes se donnèrent des coups de coude en
s’esclaffant.
— Non, répliqua Pierre. Le seigneur devait
rencontrer quelqu’un, mais en chemin on a fait un prisonnier.
Guilhem fut soudain en éveil. Que s’était-il passé
à Marseille ? Qui était ce prisonnier ?
— Vous vous êtes battus ? demanda-t-il.
— On était plus nombreux qu’eux, répliqua
simplement Pierre en haussant les épaules.
— Il y a eu des morts ? demanda le prêtre.
— Oui. Ce n’était pas beau à voir. Mais assez
caqueté ! Si tu continuais ta ballade, compère !
Guilhem sourit et joua quelques accords sur le
clavier avant de reprendre le couplet interrompu.
Il chanta et joua ainsi une heure environ,
déclenchant souvent les rires de l’assistance qui reprenait en chœur les
passages des ritournelles les plus connues. Pendant ce temps, les femmes
remettaient des fagots dans le feu et le fermier faisait circuler une cruche
d’alcool que les hommes vidaient par le col, à tour de rôle. Entre deux chants,
Guilhem posait des questions. Il apprit que le prieuré s’appelait Saint-Martin
de Castillon, ou Saint-Martin en Félaurie, qui était le nom de la montagne
proche. Il demanda s’il pourrait aller jouer aux Baux et Pierre lui répondit
que le seigneur était malade et qu’il ne le recevrait peut-être pas. Il lui dit
aussi que le château de Castillon avait été construit par des Aragonais venant
d’un endroit nommé Castellón, qui avait donné le nom à leur ferme. Il ajouta
que son seigneur cherchait des gens d’armes et qu’il pourrait l’engager s’il
prêtait hommage, puisqu’il savait tenir une épée.
— Pour l’instant, je préfère rester libre,
répondit Guilhem, mais un jour, pourquoi pas ? Le seigneur Rostang est le
frère de Hugues des Baux ?
— C’est son demi-frère. Je ne devrais pas le
dire, mais c’est un bâtard. Sa mère était une esclave sarrasine. Ça ne
l’empêche pas d’être un bon maître, ardent à la bataille, et qui sait nous
récompenser.
— Sur le guidon, j’ai vu écrit À l’Azard
Beautezard …
— Au hasard Balthazar ! lança
solennellement Pierre d’une voix de stentor en levant son pot de vin. Nos
seigneurs descendent du roi mage. Ils sont choisis par Dieu et seront bientôt
maîtres de la Provence.
— L’Arcoule va jusqu’au château des
Baux ? On m’a dit que c’est un nid d’aigle…
— Plus que ça, c’est imprenable ! Mais
si vous y allez par l’Arcoule, on vous apercevra de loin et les gens du château
sont sans pitié. Le long du chemin vous verrez quelques vagabonds suspendus aux
branches, des gens à qui le seigneur a appris à faire la giguedouille parce
qu’ils traversaient ses terres sans son autorisation.
Les hommes s’esclaffèrent et Guilhem sourit.
— Si votre prisonnier est un soldat, pourquoi
votre seigneur ne le garde-t-il pas dans sa troupe ?
— C’est le seigneur Hugues qui décidera de
son sort. Demain on le conduira aux Baux. Il est possible qu’il devienne
soldat, sinon il sera pendu, car il s’est battu contre nous. Il y a une potence
devant le château pour éloigner les rôdeurs et les gens de mauvaise vie.
Guilhem n’osa questionner plus pour ne pas
éveiller les soupçons, se demandant qui pouvait être ce prisonnier. Il fit
quelques tours de manivelle, jouant une courte mélodie sur le clavier, avant de
poser une ultime question.
— Quand je repartirai demain, le grand chemin
me conduira au castrum de Sallone, m’a-t-on dit, mais si je suis l’Arcoule et
que je traverse la montagne, jusqu’où irai-je ?
— Au monastère de Saint-Paul du Mausolée et à
son bourg [25] .
Où voulez-vous vous rendre ?
Il haussa les épaules.
— Je suis celui de la chanson, sourit-il aux
femmes. Je cherche celle que j’aimerai, mais quand je
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