Marseille, 1198
attention
à ce qu’ils disaient.
— Je suis soulagé d’avoir vu Pierre de
retour, dit le fermier. Après les malheurs de cet automne, je prie chaque jour
saint Martin pour qu’il nous protège.
— Il le fera, mon frère, assura le prêtre en
se signant. J’ai mis une chandelle pour lui dans la chapelle et le diable a eu
plus que sa part. Et puis, que pouvait-il arriver à Pierre à Marseille, avec
notre seigneur ?
En remarquant que Guilhem écoutait, la vieille
femme en face de lui murmura :
— L’année dernière, la peste a emporté mon
plus jeune fils, deux neveux et mes deux belles-filles sans compter les
enfançons.
Le visage décomposé à ce souvenir, elle se leva et
se rendit dans une petite pièce dont l’entrée était masquée par une toile
grossière. Elle revint avec un grand panier plat sur lequel étaient posés des
fromages. Guilhem vit qu’elle essuyait une larme. Les hommes sortirent leur
couteau. Il fit de même. On lui donna un gros fromage à l’odeur aigre qu’il
coupa en deux.
— Vous allez jouer pour nous ? demanda,
les yeux brillants, l’adolescente assise à côté de celle qui avait porté les
fromages.
Guilhem avait remarqué sa beauté et sa fraîcheur.
Il lui sourit en hochant la tête, puis lança un regard interrogateur au fermier
qui opina à son tour. Il avala la dernière bouchée du fromage de chèvre, se
leva, prit sa boîte, sortit la vielle, puis s’installa sur une escabelle près
de la cheminée, à quelques pas de la table.
La vielle posée sur les genoux, il saisit la
manivelle de la roue de la main droite et la fit tourner deux fois comme pour
en vérifier le son. Les chanterelles stridulèrent et le silence devint total.
Les chiens dressèrent leurs oreilles. Les doigts de la main gauche sur le petit
clavier, il lança alors quelques notes avant de dire d’une voix chaude et douce
en s’adressant aux femmes :
— C’est l’histoire d’un jeune homme qui
attend une jeune fille qu’il n’a vue qu’une fois. Il se languit d’elle toute sa
vie, finit par la rencontrer, mais c’est pour mourir dans ses bras, car il ne
pourra trouver plus de bonheur.
Il commença, d’une voix doucement rythmée par les
rauques accents de la vielle.
Ben chantera si m’estes ben d’Amor,
Pois aissi chan, desamatz, finamen,
Que so dizon tuich li bon trobador :
Ben chanta mieills cui Amors ten gauzen…
Soudain la porte s’ouvrit. Une bourrasque de froid
entra avec un homme en broigne qui s’arrêta en découvrant l’inconnu assis avec
une vielle. Il posa la main sur le coutelas à la ceinture, prêt à en découdre.
— Pierre ! fit la vieille femme en se
levant. Mon fils !
— Qui est-ce ? gronda le soldat en
désignant Guilhem d’un signe de tête.
La trentaine passée, le front bombé, le nez cassé,
une barbe de plusieurs jours et des cheveux longs d’un noir brillant qui
dépassaient de sa cervelière lui donnaient une expression farouche.
— Un troubadour, Pierre. Il passe la nuit ici
et repartira demain, répondit son frère aîné, le fermier.
Le nommé Pierre se détendit et s’approcha. Il fit
le tour de la table et embrassa chacun, s’arrêtant un peu plus longuement au
jeune berger à l’air débile. Il lui passa même affectueusement la main dans les
cheveux. Quand il eut terminé, il s’assit devant Guilhem pour lui dire :
— Moi, c’est Pierre, je suis le frère
d’Antoine. J’ai quitté la ferme pour rejoindre le seigneur, car j’ai le coup
d’œil pour viser. Je suis son meilleur arbalétrier.
Il se tourna vers sa famille.
— J’aime pas cultiver la terre et écorcher
les moutons ! J’ai jamais aimé ! (Il serra les poings et les dressa.)
Je préfère utiliser ça, fit-il en faisant le faraud.
Son regard se posa un instant sur le jeune berger
avant de se détourner et de revenir vers le visiteur.
— Je m’appelle Guilhem, Guilhem d’Ussel, dit
le troubadour qui n’avait rien perdu du comportement du soldat et avait
remarqué le regard d’adoration du jeune berger.
Était-ce son fils ?
— Il a une épée, laissa tomber le fermier,
comme pour mettre en garde son frère.
Le nommé Pierre fronça légèrement le front. Une
épée ? Cet homme était quoi ? Un brigand, un routier, un chevalier
errant ?
Guilhem leva une main apaisante en devinant ce qui
lui traversait l’esprit.
— Juste un troubadour, j’arrive de
Saint-Gilles où j’ai joué devant le comte
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