Mathieu et l'affaire Aurore
Lafond. Le praticien de Parisville avait peu de choses à apprendre aux jurés. Tout au plus expliqua-t-il avoir aidé l’accusée à mener deux grossesses à terme. Il affirma n’avoir jamais rien remarqué d’anormal chez elle à ces moments.
Ensuite, ce fat le tour de Delphis Brochu. Lui aussi médecin, âgé de soixante-six ans, chauve et blanc, des lunettes de broche au milieu du nez, il expliqua être le directeur de l’asile de Beauport, un établissement accueillant mille cinq cents malades. A la façon de l’avocat de la défense la veille, le substitut du procureur général résuma les faits déposés en preuve, puis lui demanda son avis sur l’accusée.
— Cette femme détestait l’enfant, commença-t-il, et l’accumulation des mauvais traitements amène à conclure qu’elle souhaitait sa mort. Il ne s’agit pas de blessures infligées sous le coup de l’émotion, mais d’un effort systématique pour la supprimer. Quant à l’ingestion de Lessi...
— Objection, opposa Francœur en se levant.
— Rejetée, riposta le magistrat, puis il dit au témoin: continuez.
— Tout le monde sait qu’il s’agit d’un poison. Donner cela à une enfant trahit le désir de la faire mourir.
Ce vieux médecin exprimait une conviction largement partagée par le public. La folie, à ses yeux, s’exprimait dans des accès de violence subits, pas dans une lente entreprise de destruction.
— D’autres éléments vous paraissent-ils indiquer la préméditation ? demanda Lachance.
— Sa précaution de répandre partout la rumeur du caractère difficile de la petite fille. Cela lui servait à justifier les mauvais traitements. Pensez seulement à son usage des excréments dans les habits du père. L’accusée savait qu’elle agissait mal avec tous ces châtiments, elle s’en justifiait ainsi.
Elle réussissait en plus à faire en sorte que son mari la frappe comme une bête. Elle en faisait son instrument pour infliger des sévices supplémentaires.
— En admettant la véracité des faits exposés devant cette cour, dites-moi maintenant si l’accusée savait qu’elle faisait mal, si elle connaissait la nature de ses actes et la gravité de ceux-ci.
— Elle demandait aux autres enfants de surveiller à la fenêtre quand elle infligeait des mauvais traitements, elle commettait toutes ses atrocités en l’absence de son mari.
L’accusée prenait toutes les précautions pour ne pas se faire prendre. Donc, elle connaissait le caractère mauvais de ses actions.
Jusqu’à la pause de midi, et encore en après-midi, le médecin aliéniste discourut sur les concepts de débilité et de folie. Comme l’accusée avait pu apprendre à lire et à écrire, qu’elle gagnait sa vie depuis l’âge de quatorze ans, elle avait fait la preuve d’une intelligence suffisante. Quant à la folie, elle se serait révélée au cours de son existence, notamment par des actes pervers ou cruels. Personne n’a parlé de comportements de cette sorte. Son mari lui-même, au terme de deux ans de cohabitation, l’avait trouvée équilibrée au point d’en faire sa femme. L’homme avait eu une première épouse internée à l’asile d’aliénés : il ne s’engageait pas à la légère.
A la fin de ce témoignage, Fitzpatrick prit la relève de Lachance et appela le docteur Wilfrid Derome, directeur du laboratoire de médecine légale de Montréal. Après des questions destinées à établir son excellente réputation professionnelle, il demanda :
— Vous avez entendu la question posée au docteur Brochu ce matin par maître Lachance. Son préambule résumait les faits présentés en preuve depuis le début du procès.
— Oui, monsieur.
— Vous avez aussi examiné l’accusée à la prison avec certains de vos confrères ?
— Oui, monsieur.
Une fois ces prémisses posées, Fitzpatrick demanda :
— Quelles sont vos conclusions sur l’état mental de l’accusée ?
— Les actes reprochés ne peuvent être imputables à la folie.
Une opinion si claire et nette rassurerait les jurés. Le procureur de la Couronne choisit de s’arrêter là. Francœur lui succéda, résolu à rompre cette certitude.
— Vous n’avez aucun doute là-dessus, docteur ?
— Non, monsieur.
— Pourquoi ?
— Comme l’a expliqué tout à l’heure le docteur Brochu, en apparence, ces actes d’une violence extraordinaire pourraient être
attribués
à
la
folie.
Mais
pour
cela,
ils
doivent être corroborés
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