Mathieu et l'affaire Aurore
son inimitié devait venir de cela, Mathieu rétorqua en se calant bien sur les coussins :
— Sa Grandeur monseigneur Bégin, votre évêque comme le mien, a été très clair là-dessus.
Grenouille de bénitier ou mécréant, l’autre ne pouvait plus rien ajouter devant l’argument d’autorité. Sa Grandeur avait dû lui donner un soufflet, le jour de sa confirmation.
La réplique le réduirait à la soumission pour un temps.
— Je vais fumer une pipe, grommela l’homme en quittant son siège.
Sur ces entrefaites, une petite silhouette se glissa dans la pièce pour aller occuper la place abandonnée.
— Bonsoir, mademoiselle Gagnon, dit Mathieu à son intention.
Marie-Jeanne lui répondit dans un marmonnement inaudible.
— Les bébés se sont endormis bien vite, avec toi, observa une grosse dame dans la jeune trentaine, une voisine sans doute.
— J’ai simplement agité un peu le panier, comme cela.
La fillette faisait un petit geste de la main pour indiquer un mouvement oscillant.
— Tu as le tour avec les enfants, cela paraît. Tu feras une bonne maman, comme Marie-Anne.
Sous un meilleur éclairage qu’une lampe à pétrole, tous dans la pièce l’auraient vu rougir de plaisir. De son côté, le visiteur venu de Québec affichait toute sa surprise.
— Marie-Anne Caron, pas Marie-Anne Houde, précisa Lison dans un murmure à son intention. La première épouse de Télesphore.
— Les deux ont le même prénom ?
La jeune femme acquiesça. Un homme risqua, avec un rire un peu gras :
— Cela lui évitait de se tromper, dans les moments d’intimité. Imagine, tu ne dis pas le bon nom et tu vas coucher à l’étable pendant une semaine.
Une bonne femme revêche posa un regard glacial sur le loustic. Elle laissait présager pour lui un exil de ce genre. Il ferait bonne figure entre le bœuf et le cheval, car les ânes se faisaient rares sous ces latitudes.
— De quoi est-elle morte ? se renseigna Mathieu.
— Oh ! Elle était un peu faible de là, commença Exilda.
Sans malice aucune, mais un peu... perdue.
Son doigt désignait sa tempe droite.
— Télesphore l’a fait interner à Saint-Michel-Archange, précisa-t-elle. Elle est décédée là-bas de tuberculose.
La pauvre femme s’était donc retrouvée dans l’immense asile de Beauport. La cause de sa mort avait dû inspirer la belle-mère, quand il avait fallu évoquer la maladie responsable de la disparition d’Aurore. Le caractère héréditaire de certaines affections inspira une remarque à un voisin.
— Sa faiblesse est passée chez un seul de ses enfants.
Comment s’appelle-t-il ?
La question indélicate était destinée à Marie-Jeanne.
— Georges-Etienne, répondit celle-ci d’une voix à peine audible.
Habitués à élever des animaux afin d’assurer leur subsistance, pour ces gens, les qualités, les tares et même la couleur du pelage passaient, et parfois ne passaient pas, à la génération suivante. Ainsi, Marie-Jeanne ferait à son tour une bonne mère, mais son frère se trouvait accablé de la maladie mentale de l’auteure de ses jours. L’hérédité ressemblait à la loterie.
— Quel âge a-t-il ?
— Il aura neuf ans l’été prochain.
Mathieu demeurait un peu surpris, abasourdi même par le peu de pudeur de ces gens. Ils commentaient la vie privée d’un voisin sans vergogne devant la fille de celui-ci.
— Vous ne l’avez presque jamais eu à la maison, je pense ? demanda quelqu’un.
— Un peu, au début. Puis, il a été placé, expliqua la gamine.
Le mot, un peu vague, désignait une multitude de conditions, dont certaines confinaient à l’horreur.
— Après le décès de sa première femme, s’informa l’étranger, comment Télesphore a-t-il rencontré la seconde ?
— Pas après, mais avant, ricana son interlocuteur précédent, visiblement fasciné par les mœurs amoureuses des habitants de son rang.
Devant le regard intrigué de son invité, Exilda Lemay prit sur elle de rendre compte des avatars de la vie conjugale de son voisin le plus proche.
— Après le placement de sa femme à l’asile, Télesphore a pris Marie-Anne Gagnon dans sa maison.
— Vous voulez dire Houde..
— Oui, non... Enfin, elle est née Houde, mais son premier époux s’appelait aussi Gagnon.
Quel monde étrange: l’homme prenait pour épouses successives deux femmes affublées du même prénom et la femme, de son côté, deux partenaires avec le même nom!
— Elle devait les
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