Mathilde - III
coup – ce qui est normal car il le croyait mort comme tous
ceux qui l’avaient vu tomber face aux lignes allemandes –, il fut
frappé, malgré la barbe qui mangeait le visage et les traits tirés
de cet officier, de sa ressemblance avec le capitaine de La
Joyette. Aussi, les jours suivants, au cours de ses patrouilles, il
le chercha dans toute la ville. En vain.
– Comme on pouvait s’y attendre, intervint Mme de La Joyette.
Cet homme aura fait une regrettable confusion.
– Cela est possible, je vous l’accorde. Mais les autorités
militaires françaises recueillirent le témoignage de notables
strasbourgeois faisant état d’un officier français qui aurait
accompagné un des groupes de marins alsaciens et allemands venus du
port de Kiel où la révolution avait éclaté dès le 3 novembre et qui
souhaitaient l’exporter en Alsace.
– Cela me semble tiré par les cheveux, mon cher préfet. Rien ne
relie les deux hommes pour l’instant.
– Effectivement. Ce prétendu officier français se faisait
appeler Karl. Mais, par la suite, la sûreté militaire a retrouvé la
présence d’un capitaine de La Joyette dans un camp pour officiers
situé dans les environs de Kiel où il aurait été interné en
décembre 1917, après avoir séjourné dans deux autres camps
auparavant, dont l’un sanitaire après sa sortie d’une longue
période d’hospitalisation.
– Ce que vous me dites là est troublant, dit Mme de La Joyette
visiblement émue. Mais je n’y vois, pour ma part qu’une seule
explication. Un individu sans honneur aura usurpé l’identité de feu
mon mari pour je ne sais quelle raison, se serait-ce que pour
bénéficier d’un traitement de faveur s’il n’était pas lui-même
officier.
– Vous avez parfaitement raison, opina Marcellin Mafouin. Les
allemands traitaient nos officiers blessés avec un respect auquel
on ne se serait pas attendu de la part de ces barbares.
– Donc, rien ne prouve que mon mari fût resté en vie par quelque
miracle et vous venez de me causer un grand émoi et de remuer bien
des souvenirs douloureux pour bien peu m’en apprendre.
Permettez-moi de vous en faire reproche car je ne vois pas pourquoi
vous avez jugé utile de m’entretenir de ces faits qui, par
ailleurs, relèvent du secret militaire.
Mathilde avait à présent hâte de mettre fin à ce malheureux
entretien et elle se leva pour signifier au préfet qu’il était
temps qu’il prît congé. Mais celui-ci resta assis, semblant perdu
dans ses pensées et même quelque peu embarrassé alors qu’il
s’efforçait de ne pas manifester la jouissance que lui procurait
cette entrevue qui mettait Mme de La Joyette, si hautaine, à
sa merci.
– Chère comtesse, reprit-il de sa voix à nouveau mielleuse qui
indisposait tant Mathilde, ne soyez pas aussi sévère avec moi car,
si je ne puis vous livrer la preuve que votre mari est bien vivant
et aura survécu à ses blessures, l’opinion que je me suis forgé est
qu’il est toujours en vie.
– Ce n’est qu’une intuition ! lâcha Mathilde d’un ton
sec.
– Si vous voulez, mais tenez-en compte et, surtout – je vous en
conjure au nom de ce que vous avez de plus cher –, ne faites jamais
part au général Adolphe Raillard, ou à son neveu le commandant
Henry Raillard, des faits que je vous ai révélés. Ni à aucune de
vos relations ou amis, ni même – et je dirai surtout –, ajouta-t-il
d’un ton sarcastique, votre Américaine.
Mathilde se sentit soudain oppressée et opina machinalement du
chef pour que cet oiseau de mauvais augure déguerpisse au plus
vite.
En passant le porche de l’hôtel de la comtesse de La Joyette, le
préfet Mafouin ne put résister au plaisir de se frotter les mains.
« Une intuition ! » se dit-il en souriant, mais il
était bien placé pour savoir que c’était une certitude. Tout comme
le sergent qui, de lui-même, avait été faire une déclaration sur
l’honneur après avoir reconnu le capitaine de La Joyette, révélant,
devant l’incrédulité de ses interlocuteurs, qu’il avait vu de ses
propres yeux le capitaine Raillard épauler et abattre lui-même le
capitaine de La Joyette, secret trop longtemps recelé et qui lui
pesait comme il devait peser sur la consciences des hommes qui y
avaient assisté et avaient eu la chance ou la disgrâce de survivre
à ces longues années de massacres.
Secret devenu à présent « secret militaire » de par la
personnalité du général Raillard, et
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