Mélancolie française
hanséatiques ou danois, qui vivaient de la redistribution des marchandises britanniques. Alors, pour essayer de se réconcilier avec la bourgeoisie commerçante et financière – qui s’opposait à la bourgeoisie industrielle –, Napoléon allégea la rigueur du blocus. Le système des licences, instauré par Napoléon en 1810, permit à son ennemi de se fournir en céréales et lui épargna la famine.
Napoléon finança par la taxe de 50 % sur les licences les interventions en Espagne puis en Russie, mais cet argent sauva le gouvernement tory de la faillite, et du chômage de masse, des révoltes populaires. Ce blocus était entre deux âges, comme Napoléon : au XVIII e , on l’établissait pour s’enrichir ; depuis, on le met en place pour détruire la puissance militaire de l’adversaire.
Sa mansuétude s’avéra vaine : la bourgeoisie de Bordeaux, capitale du commerce et de la traite des Nègres, alla quérir Wellington qui, en 1814, n’osait pas franchir la Bidassoa. Surtout, ce blocus le contraignit à annexer la Hollande, des villes de la Hanse ou le duché d’Oldenbourg, le poussa à envoyer ses armées partout en Europe, de Trieste à Hambourg, jusqu’en Russie, au lieu d’attendre Alexandre sur la Vistule, alors qu’il n’avait pas réglé le guêpier espagnol. Il servit la propagande anglaise qui dénonçait le conquérant insatiable. Il donna une fébrilité, un empressement et, donc, une fragilité à un impérialisme qui n’a pas pu, comme le réalisait la France depuis plusieurs siècles, assimiler tranquillement les populations conquises. Napoléon ignorait alors ce que les historiens et économistes savent aujourd’hui. L’Angleterre aurait dû « mettre les pouces » en 1812 ou 1813 ou 1815.
Tout se joua entre les années 1811 et 1812. Le Blocus continental – et d’autres circonstances économiques indépendantes de Napoléon – finit par provoquer des destructions dans l’économie anglaise. Grave crise financière, marasme industriel causé par le resserrement du crédit, chute des exportations ; la dette de l’État anglais explosa : entre 1806 et 1815, les intérêts de la dette passèrent de 22,4 à 31,4 millions de livres Sterling et les remboursements de 39,4 à 74 millions de livres par an ; on frôla la famine à Londres, en 1811, qu’on évita de justesse… par l’importation des blés français. Car la crise anglaise avait provoqué à son tour en Europe, et en France, une série de faillites, dans le textile, suivies d’une crise agricole. Les deux ennemis s’entendirent sans l’avouer en harmonisant tacitement les fameuses licences par l’intermédiaire des banques. Colère de Napoléon devant une Angleterre au bord du gouffre sauvée par les libertés prises par les Russes avec le blocus.
Il s’en est fallu de rien. À partir de 1812, l’affrontement avec les Américains – la « deuxième guerre d’Indépendance » justement causée par la révolte commerciale des Américains contre la tyrannie maritime anglaise – prouva au monde et aux Français en particulier que, contrairement à ce que ces derniers croyaient, la Royal Navy n’était pas invincible. Peu de temps avant sa mort, Nelson, observant les frégates américaines, avait vu juste : « Quand on voit comment ces navires manœuvrent, on peut penser que la marine anglaise aura un jour des problèmes. »
Napoléon dépensait une énergie insoupçonnée à reconstruire une marine après le désastre de Trafalgar. Il avait entrepris à l’échelle de l’Empire la constitution de bases navales et d’arsenaux capables de rivaliser avec la puissance anglaise. On sait que Napoléon misait beaucoup sur Anvers, pour laquelle il avait des vues pharaoniques. Napoléon reconstruisit aussi Flessingues après le raid anglais de 1809 ; il poursuivit la construction de la digue de Cherbourg, dont il voulait faire un Portsmouth français ; il développa Le Havre, Dunkerque, Calais, Dieppe, Gravelines, Ostende ; il améliora les accès de Brème, Hambourg, Lubeck ; il agrandit le port de Venise ; Gênes lui doit son arsenal, et il rêvait d’en créer un à Cuxhaven sur l’Elbe ou à Ancône en Adriatique, et même à Kotor, au fond de son fjord. Mais il manqua à Napoléon les moyens techniques modernes et des finances illimitées. Et surtout du temps.
« L’exemple des Américains nous indiquait clairement la voie à suivre ; l’ascendant maritime insensiblement se déplaçait. Nous reprenions
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