Mélancolie française
courage ; l’ennemi, au contraire, perdait peu à peu la foi qu’il avait eue jusqu’alors dans la puissance des armes…», écrit Julien de La Gravière… en 1814.
L’Angleterre a vu la mort en face. Jusqu’au bout, Napoléon a ignoré à quel point sa stratégie était sur le point de réussir. D’où le décalage entre le vaincu qui, après Waterloo, croit naïvement que son ennemi l’accueillera généreusement sur son sol et le rude exil à Sainte-Hélène. L’Angleterre fut féroce et implacable ; à la hauteur de sa frayeur et du gouffre qu’elle avait côtoyé.
Les exigences de l’Angleterre lors de la négociation du traité de Vienne donnèrent rétrospectivement raison à Napoléon. Les Anglais obtinrent que leur allié prussien leur cède un certain nombre de territoires pour agrandir le royaume de Hanovre, berceau de leur famille royale. Ainsi l’Angleterre put-elle contrôler les estuaires de l’Allemagne du Nord qui donnaient accès à l’espace germanique, le reste du rivage de la mer du Nord revenant à ses alliés de Hollande et de Hambourg. L’Angleterre avait retenu les leçons du Blocus continental : libre enfin d’envahir l’Allemagne de ses produits, elle revendiqua et obtint les places où Napoléon postait ses douaniers.
Deux modèles économiques s’étaient affrontés.
L’Angleterre a beau avoir amorcé son industrialisation la première dans le monde, elle privilégiait avant tout le commerce. Même quand elle deviendra l’« atelier du monde », l’industrie restera chez elle seconde par rapport au commerce. La domination anglaise reposait sur un trépied : commerce, marine, et finance. Même si Napoléon s’était entouré de financiers fort brillants, tels Mollien et Gaudin, qui inventèrent des instruments sophistiqués pour financer continûment les besoins de la Grande Armée, Napoléon refusa obstinément de recourir à l’emprunt public. Jusqu’à Sainte-Hélène, il poursuivit de sa vindicte « la dette effroyable de l’Angleterre » et le « système pestilentiel des emprunts ».
Napoléon confia à Caulaincourt : « Si la dette de l’Angleterre était moins considérable, peut-être serait-elle plus raisonnable. C’est le besoin de la payer, de soutenir son crédit qui la pousse. Plus tard, il faudra bien qu’elle prenne un parti sur cette dette. En attendant, elle lui sacrifie le monde. On s’en apercevra avec le temps ; les yeux se dessilleront, mais il sera trop tard. Si je triomphe d’elle, l’Europe me bénira. Si je succombe, le masque dont elle se sert sera bientôt tombé et on s’apercevra alors qu’elle n’a pensé qu’à elle et qu’elle a sacrifié la tranquillité du continent à son intérêt du moment. »
On croit entendre un jugement d’aujourd’hui sur les États-Unis.
Les choix napoléoniens étaient conditionnés par la mauvaise réputation de l’État français, depuis les délires inflationnistes des assignats révolutionnaires ; mais on sent bien que sa méfiance pour les financiers est instinctive et profonde. Avec une grande pénétration, Stendhal (chargé de l’approvisionnement de la Grande Armée lors de la campagne de Russie) note que le mépris longtemps manifesté par l’Empereur pour les « fournisseurs » fut une des causes majeures de la catastrophe russe. Il se méfiait des « gens d’affaires », les Ouvrard, Vanlerberghe, Desprez, Michel, qu’il accusait parfois à juste titre de spéculer contre notre monnaie. Sa méfiance si française des financiers a monté cette corporation internationalement puissante contre l’Empire, tandis que l’Angleterre faisait du crédit une arme de guerre. Elle contraignit Napoléon à accroître la charge fiscale en France et à pressurer l’Empire, finissant par exaspérer les populations jusqu’alors les mieux disposées au départ à notre endroit, Italiens, Rhénans, Belges.
Incroyable combat – entre la terre et la mer, disait Napoléon – entre deux modèles qui nous rappelle bien sûr l’opposition si moderne entre le capitalisme anglo-américain « et ses dépendances atlantiques, irlandaises ou espagnoles –, qui repose sur l’endettement massif, la spéculation immobilière, l’inventivité financière, et le capitalisme continental, toscan, rhénan, et français, qui continue vaille que vaille, d’Airbus à Mercedes, d’Areva à la machine-outil allemande ou aux voitures Fiat, de privilégier le savoir-faire industriel, mais qui, ces
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