Mélancolie française
moyen de gouverner l’Empire britannique, et de détruire les rivaux, qu’ils soient indiens ou américains. Enfin, l’abolition des Corn Laws marque pour les Anglais la fin de la suprématie aristocratique sur l’agriculture anglaise, et l’avènement de petits propriétaires. Le libre-échangisme britannique fut donc progressiste et démocratique ; il accompagna la revendication pour le suffrage universel. C’est le vrai 1789 anglais, l’équivalent de notre vente de biens nationaux.
En France, au contraire, pays de petits propriétaires, on a bien compris que le libre-échange protégeait les intérêts commerciaux associés à la monarchie restaurée ; et aux intérêts géopolitiques des Anglais.
Napoléon était engagé dans une guerre sans fin avec l’Angleterre, une guerre jusqu’à la destruction du perdant. Une fois encore, Napoléon avait cent ans d’avance. Que seront les guerres de l’Allemagne contre la France, puis de l’Amérique contre l’Allemagne et le Japon, sinon des guerres de destruction absolue ?
De même que le Blocus continental tentait de détruire l’économie anglaise, la stratégie anglaise consistait à perpétuer la guerre sur le continent pour épuiser les ressources de la France.
La France s’écroula la première. Alors que le territoire national est attaqué, que le génie de Napoléon est intact, et qu’il a de Moscou demandé qu’on lui livre une nouvelle fournée de soldats, elle refuse désormais de donner ses enfants à l’Ogre corse. Les désertions se multiplient, les jeunes hommes se mutilent, fuient dans les bois : « Mais à force de frapper, il brise l’épée de la France. Les âmes, comme la matière, ont des limites. Et, tandis que rien ne le désespère et qu’il prétend toujours forcer la fortune, il se trouve tout à coup sans soldats, sans armes, et voit se former, grossir, déferler, la vague des malveillances, des lâchetés, des trahisons, qui submerge son génie » (Charles de Gaulle, La France et son armée).
Par les guerres de la Révolution et de l’Empire, la France, par un effort surhumain, avait joué son va-tout et tenté de rattraper son retard économique sur une Angleterre qui avait amorcé son industrialisation, au tournant des années 1780, pendant que la France demeurait une nation agricole. Mais au prix d’un retard économique plus grand causé par vingt-cinq années de révolutions et de guerres qui désorganisèrent l’économie nationale. Un « tapis » au poker. L’Angleterre, au prix d’une magnifique résistance, alimenta la guerre des autres Européens pour éliminer son seul rival.
Napoléon constata avec dépit que les voisins continentaux de la France servirent ingénument la domination impériale anglaise, en croyant combattre la domination impériale française. Le vrai puissant n’était pas celui qu’on croyait. Ils furent tous victimes d’une illusion romantique et épique – que Marx pressentit – qui leur fit croire que l’imperium était dans les mains du dieu de la Guerre alors qu’il était passé subrepticement dans celles du dieu du Commerce.
Alors qu’il sent que son destin chancelle, après sa défaite à Leipzig, Napoléon n’a jamais été aussi clairvoyant : « C’est, de fait, pour les plus chers intérêts de l’Europe que je combats maintenant et que j’exige tant de sacrifices de la France. J’ai la prévoyance d’un sage politique, tandis que les autres souverains n’ont que l’aveuglement d’une peur, d’une peur sans fondements. Ils semblent ne craindre que la puissance de la France, tandis que cette France peut seule défendre les libertés commerciales de l’Europe. L’ancien équilibre n’existant plus, les vieilles routines ne peuvent y ramener. Tout est déplacé, changé, rajeuni dans le monde. Il faut donc ouvrir de nouvelles routes. Si les cabinets approfondissaient ces questions, on apprécierait mes efforts au lieu de s’en inquiéter. En me secondant franchement, on serait moins froissé et l’on arriverait plus tôt au but. Je n’en ai qu’un : c’est la paix avec l’Angleterre, c’est-à-dire la paix générale. Sans cette paix, les autres ne sont que des trêves…
« Je veux profiter de l’occasion pour vider cette vieille querelle du continent avec l’Angleterre. De pareilles circonstances ne se retrouveront plus. […] Si j’avais la faiblesse de céder sur certains points pour faire une mauvaise paix, avant quatre ans le continent
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