Mélancolie française
débouchés en Amérique du Sud, procurés par son intervention en Espagne, mondialisant encore plus son économie en étendant son emprise coloniale, alors même qu’en 1789 les marchés européens ne représentaient déjà plus que deux cinquièmes du commerce britannique, tout ce qu’a admirablement démontré François Crouzet dans son livre magistral De la supériorité de l’Angleterre sur la France ; mais ce ne sont pas les lois de l’économie qui ont sauvé l’Angleterre, c’est l’hiver russe.
Le Blocus continental avait été préparé par de nombreuses mesures prises par la Convention et le Directoire. Il était une réponse à l’Acte de navigation de 1651 et aux pratiques anglaises depuis cette date. Contrairement à ce qu’écrivait Montesquieu, et ce que prétendent tous nos théoriciens libéraux depuis lors, ce n’est pas le doux commerce qui a fait la fortune du Royaume-Uni, mais l’implacable défense militaire du commerce. William Pitt père disait déjà aux marins de la Navy : « Le commerce, c’est votre dernière ligne de défense, votre dernier retranchement, vous devez le défendre ou périr. » Son fils, Premier ministre en 1800, ne dit pas autre chose : « Tous les neutres doivent se soumettre à la visite du dernier corsaire anglais… Jamais l’Angleterre ne se départira de ce droit dont l’exercice est absolument indispensable au maintien des intérêts les plus chers de son empire. Les lois invoquées par les neutres sont attentatoires aux bases de notre grandeur et de notre sécurité maritimes ; elles sont un principe révolutionnaire des droits de l’homme, qui nous conduirait à renoncer à tous les avantages pour lesquels nous avons, depuis si longtemps et avec tant de profit, déployé toute l’énergie britannique. »
Non seulement le « doux commerce » n’a pas favorisé la paix, mais c’est la guerre qui a imposé la domination commerciale et financière du Royaume-Uni.
Près de deux siècles plus tard, rien n’a changé : « McDonald’s ne peut prospérer sans McDonnel Douglas qui construit les F-16. Et le poing caché qui rend le monde sûr pour les technologies de la Silicon Valley s’appelle l’armée, la force aérienne, la force navale et les marines des États-Unis » (Thomas Friedman, The Lexus and the Olive Tree).
Une ligue des neutres (Russie, Suède, Danemark, Prusse) se constitua en 1800 pour protester avec véhémence contre le comportement impérieux de la Navy, mais l’assassinat du tsar Paul I er calma les ardeurs de tous. Or, la nullité de la marine française rendait Napoléon dépendant du bon vouloir des neutres pour toute mesure de rétorsion. Alexandre se souvint du sort de son père lorsque les pressions de l’aristocratie russe, qui vivait du commerce avec l’Angleterre, l’incitèrent à trahir sa parole de Tilsit, et à ouvrir ses ports aux bateaux anglais. Après la défaite de l’armée russe à Friedland, le respect du Blocus continental avait pourtant été la seule exigence du vainqueur…
Même l’anglophile Talleyrand accusait les Anglais d’avoir inventé le droit de blocus : « Elle [l’Angleterre] a senti que pour réussir il ne lui suffirait pas de troubler, qu’elle devait encore s’efforcer d’interrompre totalement les communications entre les peuples. C’est dans cette vue que, sous le nom de droit de blocus , elle a inventé et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse. […] Le droit de blocus n’est applicable qu’aux places fortes.
L’Angleterre a prétendu l’étendre aux places de commerce non fortifiées, aux havres, à l’embouchure des rivières. […] Elle a fait plus, elle a osé déclarer en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies étaient incapables de bloquer, des côtes immenses, et tout un vaste empire. » C’était la dictature sur les mers, mise au service du commerce.
Le Blocus continental de Napoléon n’était donc qu’une réponse au droit de blocus inventé par les Anglais. La stratégie de la Navy, de Jervis à Nelson, était d’ailleurs la même que celle de la Grande Armée sous Napoléon : elle ne visait qu’à la destruction totale des marines ennemies. Tout était sacrifié, matériel et hommes, à cet objectif.
Le Blocus continental ne pouvait pas durer longtemps ; il exaspérait les populations, les privant de sucre, coton, ou café ; il irritait les milieux financiers et les commerçants, français, mais surtout hollandais,
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