Mélancolie française
et colonise l’Algérie, à la manière d’un soldat-paysan romain. Il conquiert sans douceur, puis cultive la terre sans répit. Troupes, routes, (agri)culture, administration, codes. Assèchement des marécages de la Mitidja. Plus tard, voies ferrées, aéroports. Mise en valeur du pétrole et du gaz sahariens. Sans oublier les campagnes de vaccination massives. La routine romaine. Rome a créé la Gaule en rassemblant des tribus gauloises ; La France fondera l’Algérie – qu’elle baptisera elle-même, comme Jules César l’avait fait avec la Gaule – en réunissant des tribus nomades. Bugeaud est un ancien officier de la Grande Armée, qui a servi en Espagne. À ses yeux, les Arabes sont des Maures et les Espagnols des Africains. Il retrouve avec eux les méthodes et la fureur du dos de mayo. Il ne veut pas être le général Dupont de l’Algérie. Il a exporté là-bas la férocité de la répression de la guérilla espagnole. Plus tard, il importa la sauvagerie des soldats arabes dans la répression des ouvriers français lors des journées de juin 1848. Il joue un jeu ambigu avec Abd-el-Kader qui lui-même n’est pas avare de subtilités. Abd-el-Kader deviendra l’incarnation du colonisé assimilé à la France, sur l’éternel modèle du Gallo-Romain.
De Louis XV à Louis-Philippe, l’histoire des colonies françaises bute toujours sur le même obstacle : des colonies de peuplement qu’on ne peuple pas. Malgré les offres généreuses de terres et les déportations, puis, plus tard, le renfort des Italiens, Espagnols, Maltais, sans oublier les Juifs du décret Crémieux, les Français blancs ne seront pas assez nombreux pour dominer démographiquement les indigènes arabes et kabyles. Ce déséquilibre explique que les pieds-noirs n’accepteront jamais que les Arabes obtiennent en masse la citoyenneté française ; que la République renoncera à mettre en cohérence ses principes égalitaires avec le statut des « indigènes » ; que de Gaulle accordera l’indépendance, pour ne pas voir son village devenir Colombey-les-Deux-Mosquées. Toute l’histoire de l’Algérie française se lit à travers cette grille démographique.
La France est en déclin démographique depuis 1812 ; elle compta même plus de tombeaux que de berceaux, plusieurs années de suite, à la fin du XIX e siècle, tandis que le reste de l’Europe connaissait une exubérance démographique inédite dans l’histoire du continent ; l’homme blanc, anglais, allemand, italien, hollandais, en surnombre chez lui, s’installe partout à la surface du globe.
Les Français n’ignorent pas que les Anglais, en Afrique comme en Asie, se sont emparés des meilleures terres, les plus riches en minerai, les plus prometteuses économiquement, les plus utiles stratégiquement. Les Français ne les concurrenceront jamais. Bismarck ne s’y trompe pas qui encourage les Français dans leurs expéditions hasardeuses. Lui tient l’héritage précieux de Napoléon : l’Europe continentale. En France, la gauche colonise pour « civiliser les races inférieures » (Ferry) ; la droite pour faire des affaires : sur le modèle anglais, elle ne cherche que des comptoirs ; seule la droite nationaliste peste et fulmine. C’est la dernière partie de l’opinion qui ne fasse pas encore son deuil du projet européen de la France. La droite nationaliste a deviné l’habileté de Bismarck. Elle n’a pas tout à fait tort : en 1914, l’armée française, entraînée aux combats dans la jungle africaine ou indochinoise, se sera déshabituée de la boue des champs de bataille du nord de l’Europe. Le pantalon garance se révélera fort voyant sur la Marne, mais il impressionnait tant les « sauvages ».
L’empire français du XIX e siècle ne fut pas tant une quête de richesses agricoles ou minières, ni d’intérêts commerciaux ou financiers ; pas un prosélytisme religieux ou idéologique ni le résultat de calculs stratégiques savants ; il fut avant tout un grenier à soldats : « Dans les batailles futures, écrit le général Mangin en 1910, ces primitifs pour lesquels la vie compte si peu et dont le jeune sang bouillonne avec tant d’ardeur et comme avide de se répandre, atteindront certainement à l’ancienne "furie française" et la réveilleraient s’il en était besoin. »
Mangin ne s’était pas trompé. Ces tirailleurs sénégalais, ces goumiers marocains, et tous les autres feront des étincelles sur les champs de
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