Mélancolie française
bataille européens, du chemin des Dames en 1917 jusqu’à la prise du mont Cassin en 1943. Ils furent intrépides, audacieux, impitoyables, ne craignant ni l’ennemi ni le feu ; seule la mort de leurs officiers français les affolait. Après Cassino, ils revendaient leurs prisonniers allemands à des soldats américains, médiocres guerriers mais riches en dollars. En 1923, Poincaré les envoya occuper la Ruhr, à la grande frayeur des populations allemandes. En juin 1940, la propagande nazie ne s’y trompa pas qui filma ces « sauvages » sous uniforme français, avec en légende ce sarcasme raciste : « Voici comment les Français défendent la civilisation ! »
Cette « force noire » de Mangin symbolise l’histoire de France du XIX e siècle. Elle est la réponse à l’impasse française postérieure à Waterloo.
Une souffrance, une tristesse, une mélancolie française commence en effet à imprégner notre pays. Les esprits les plus avisés, les plus fins ont tout senti. L’impasse stratégique de la monarchie capétienne ; les enthousiasmes révolutionnaires sans lendemain ; la gloire impériale ternie par les défaites finales. L’Europe continentale sous domination française est une chimère qui s’éloigne. Le mouvement des nationalités, inventé par la France, se retourne contre elle, au profit de l’Allemagne qui trouve partout des hommes parlant un dialecte germanique. Une nasse géostratégique, celle du ni mer ni terre succède à l’abondance du passé : et terre et mer.
C’est à cette époque que Géricault peignit le tableau célébrissime du Radeau de la Méduse . Ce bateau a existé ; la Méduse était un des navires qui devaient conduire Napoléon vaincu en Amérique. La marine anglaise, aidée par une tempête qui retarda son départ, l’empêcha de prendre la mer ; un an plus tard, la Méduse s’échouait sur les côtes du Sénégal. Le radeau de la Méduse est le symbole du déclin français après Waterloo. « C’est la France elle-même, c’est notre société tout entière qu’il embarque sur ce radeau », nota Michelet.
En 1867, Edgar Quinet soliloque mélancoliquement que « notre rôle est terminé ; notre hégémonie, fondée sur le principe d’égalité, prenait fin comme s’était achevée celle de l’Italie au XVI e ; le XX e siècle serait celui de l’Angleterre, de la Prusse et de l’Amérique ».
Dans La France nouvelle , qu’il publie en 1868, Prévost-Paradol expose cette impasse française. Deux ans avant la défaite contre la Prusse, il annonce la guerre inéluctable, et analyse déjà les conséquences de la défaite qu’il pressent. Même en cas de victoire, il anticipe déjà le drame que vivra Clemenceau en 1918, d’une victoire inespérée qui ne lui permettrait pas, en raison de l’hostilité anglo-américaine, de retrouver ses indispensables frontières naturelles, belge et rhénane. Prévost-Paradol anticipe l’opposition entre les « remplaçants » continentaux de la France, l’« Allemagne-Unie » et la Russie, et leurs défaites finales face aux Anglo-Saxons : Anglais, Américains, mais aussi Australiens. Il pose la question qui taraudera un Clemenceau, un de Gaulle, et à laquelle ils ne donneront pas de réponse satisfaisante : « Quel moyen nous reste-t-il cependant pour nous ménager dans ce monde ainsi renouvelé autre chose qu’un souvenir honorable, et que les égards dus à notre passé, c’est-à-dire une place matérielle et une force physique dignes de notre légitime orgueil, capables d’imposer encore quelque considération aux peuples de la terre et d’entourer d’un respect suffisant le nom glorieux de la vieille France ? »
Il répond : « Nous avons encore cette chance suprême, et cette chance s’appelle d’un nom qui devrait être plus populaire en France, l’Algérie. […] Puisse-t-il venir bientôt, ce jour où nos concitoyens, à l’étroit dans notre France africaine, déborderont sur le Maroc et sur la Tunisie, et fonderont enfin cet empire méditerranéen qui ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement dans l’état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur ! […] L’Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp et un champ d’exercice pour notre armée, encore moins un champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre française qui doit être le plus tôt possible peuplée,
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