Mélancolie française
alors de réclamer officiellement plus de pouvoirs pour la France au sein de l’Alliance. Sa décision était déjà prise. Il l’expliqua à Peyreffite cinq ans plus tard : « Ce mémorandum n’était qu’un moyen de pression diplomatique. Je cherchais alors à trouver un moyen de sortir de l’OTAN et de reprendre ma liberté que la IV e République avait aliénée. Alors, j’ai demandé la lune. J’étais sûr qu’on ne me l’accorderait pas… En ne répondant pas à mon mémorandum [les Américains et les Anglais] m’ont permis de prendre des dispositions qui m’amenaient peu à peu à sortir de l’OTAN, ce que je n’aurais pas pu faire si je n’avais d’abord essuyé un refus. En fait, c’est ce que nous avons fait pas à pas depuis 1958. »
Dès 1959, la flotte française basée en Méditerranée se retira du commandement de l’OTAN ; en mai, de Gaulle s’opposa au stockage des forces nucléaires américaines sur le sol français ; en 1962, les divisions françaises rapatriées d’Algérie ne furent pas réaffectées à l’OTAN ; en 1964, les forces navales françaises quittèrent les commandements intégrés de l’Atlantique.
De Gaulle imaginait que la fin de la menace soviétique sur l’Europe centrale, qu’il s’efforçait d’obtenir par sa politique de « détente, coopération, entente », entraînerait la dislocation de l’Alliance atlantique. Il se trompait. La chute du mur de Berlin, la fin de l’Union soviétique, la rupture du pacte de Varsovie, consacrèrent au contraire la pérennité de l’OTAN vers laquelle affluèrent tous les pays qui craignaient plus que tout le retour de la menace russe. Les Américains triomphèrent. Jean-Pierre Chevènement avait fort judicieusement moqué les partisans de l’Europe fédérale, débordés par l’élargissement de l’Union européenne : « Le mur de Berlin tombe. Un mort : Jacques Delors ! » On pourrait le parodier : le mur de Berlin tombe. Un mort : de Gaulle.
Tous ses successeurs ont peu à peu vidé la politique gaullienne de sa substance, au nom de l’Europe. La défense européenne est pourtant une utopie qui n’existe que dans l’esprit des Français. Depuis que le Parlement français a enterré la CED en 1954, les autres, tous les autres, et pas seulement les Britanniques ou les pays d’Europe centrale, considèrent qu’il est inutile de dépenser une deuxième fois pour ce qui existe déjà ; à leurs yeux, la défense européenne porte l’uniforme américain. La France elle-même, sans le dire, tient le même raisonnement. Au temps du général de Gaulle, elle consacrait 4 % de son produit intérieur brut à la défense nationale ; aujourd’hui, elle atteint péniblement 2 % en tenant compte des dépenses de fonctionnement. Le rapprochement progressif de l’OTAN va de pair avec la décision du président Chirac d’abandonner la conscription pour une armée professionnalisée. Le vieux débat entre la « quantité » et la « qualité » ressurgit ainsi des profondeurs de l’histoire où la Restauration l’avait enfoui. Aujourd’hui, comme hier, la « qualité » est préférée lorsque la France insère ses forces armées dans le cadre élargi d’une mondialisation dominée par une puissance thalassocratique, l’Angleterre hier, les États-Unis aujourd’hui.
Les occidentalistes français – Balladur, Sarkozy, Kouchner –, minoritaires en France, sont en phase avec le reste de l’Europe. C’est le drame stratégique français. Le traité de Maastricht, repris sur ce point par le traité de Lisbonne, notait sobrement : « L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord reste pour les États qui en sont membres le fondement de leur défense collective et l’instance de mise en œuvre. » Dans la polémique qui s’engagea en mars 2009 autour de la décision de Nicolas Sarkozy, son ministre de la Défense, Hervé Morin, expliqua benoîtement que les Français devaient renoncer à imposer aux pays de l’Union « la vision française de la défense européenne ». On ne peut mieux dire qu’il nous faut renoncer à la « politique européenne indépendante » qu’évoquait le général de Gaulle lors d’une autre conférence de presse du 23 juillet 1964.
Comme l’avait fort bien compris le général de Gaulle – et un court moment Jacques Chirac en 2003 –, une Europe réellement européenne ne pourrait naître qu’en dehors et contre l’Union européenne. Il faudrait ressusciter le
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