Mélancolie française
empire. Pourtant, à partir du grand marché forgé en 1985 par le Français Jacques Delors, les fonctionnaires hexagonaux, longtemps dominateurs à Bruxelles, retrouvèrent, à coups de directives intégrées de gré ou de force dans les législations nationales, leurs vieux réflexes centralisateurs. Deux différences apparurent cependant : Bruxelles avait remplacé Paris comme capitale de l’Europe ; l’idéologie libérale, libre-échangiste, d’inspiration anglo-saxonne, avait été adoptée par les élites bruxelloises. L’incarnation ultime de cette mutation s’appelait Jean-Claude Trichet. Devenu gouverneur de la Banque centrale européenne, il déclara dès sa première conférence de presse : « I' m not French » ; reprit à son compte les principes monétaristes de lutte contre l’inflation qui avaient inspiré la Banque centrale allemande, au service d’une conception économique libérale, que défendait par ailleurs la Commission.
La « globalisation » aidant, l’Europe elle-même parut trop étroite aux plus brillants d’entre eux. Le président de l’OMC, Pascal Lamy, ne jurait plus que par la « démocratie mondiale », la solidarité à l’échelle planétaire, méprisant les gouvernements désuets des nations au profit d’une « gouvernance globale ». Son ancien collègue de l’ENA Jacques Attali réclamait lui aussi depuis longtemps un gouvernement mondial, et exaltait l’avènement d’un « monde nomade ». Libéraux ou sociaux-démocrates, droite ou gauche, c’était la même chanson. Quand François Hollande, alors premier secrétaire du Parti socialiste, fut sommé sur sa gauche d’adopter des positions protectionnistes, il se récria avec véhémence au nom des « solidarités internationalistes ». Quand Dominique de Villepin (même école, même promotion) s’opposa à la guerre américaine en Irak, ce fut au nom du droit international, du respect des procédures onusiennes. Et ce n’est pas seulement par tactique, par habileté, qu’il utilisa ainsi les armes du « soft power ».
L’Europe n’est alors plus un but en soi, mais une première étape sur le chemin grandiose de l’unité mondiale. Le discours des élites sur l’Europe s’avère particulièrement rôdé. Longtemps, on se contenta de l’assertion en forme de truisme : « L’Europe, c’est la paix. » Assertion partiale et partielle : c’est parce que la France et l’Allemagne décidèrent de faire la paix que des constructions « européennes » purent s’édifier ; et la paix elle-même vint de l’épuisement des stratégies guerrières d’unification européenne entreprises par la France révolutionnaire et napoléonienne, puis par son imitateur prussien. L’Angleterre, qui parvint à faire échouer successivement l’une puis l’autre, finit comme on l’a vu par y perdre son imperium mondial, quelque part entre les tranchées de la Somme en 1916 et la bataille d’Angleterre de septembre 1940. L’Amérique a pris le relais, en devenant le grand fédérateur européen que la France, puis l’Allemagne, n’avaient pu être durablement. De ce point de vue, Hitler s’avéra la chance historique des États-Unis : il leur permit de sortir définitivement de la crise économique de 1929 par un gigantesque programme militaire de relance keynésienne, dont le New Deal n’était qu’un pâle brouillon, et leur donna la partie utile de l’Europe. En échange, l’empire américain donna à celle-ci « la paix romaine ».
Dans ses Mémoires d’espoir , le général de Gaulle conte drôlement une des premières visites qu’il reçut après qu’il fut revenu aux affaires : « Dès le 29 juin 1958, je vois venir à Paris le Premier ministre Harold Macmillan. Au milieu de nos amicales conversations portant sur beaucoup de sujets, il me déclare soudain très ému : "Le Marché commun, c’est le Blocus continental ! L’Angleterre ne l’accepte pas. Je vous en prie, renoncez-y ! Ou bien nous entrons dans une guerre qui, sans doute, ne sera qu’économique au départ, mais qui risque de s’étendre ensuite par degrés à d’autres domaines." »
Et de Gaulle de se lancer devant Peyreffite dans une tirade qui rappelle étonnamment celles de Napoléon à Caulaincourt : « Que la Grande-Bretagne soit foncièrement opposée à l’entreprise, comment s’en étonnerait-on sachant qu’en vertu de sa géographie, par conséquent de sa politique, elle n’a jamais admis ni de voir le continent
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