Mélancolie française
construction communautaire : le Dillon Round suivit la création du Marché commun ; le Tokyo Round, le premier élargissement de 1972 ; l’Uruguay Round, l’Acte unique européen de 1985.
De Gaulle avait confié à Alain Peyreffite le fond de sa pensée : « L’Europe, ça sert à quoi ? Ça doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains ni par les Russes. À six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux supergrands. Et si la France s’arrange pour être la première des six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d’Archimède, elle pourra entraîner les autres. L’Europe, c’est le moyen pour la France de redevenir ce qu’elle a cessé d’être depuis Waterloo : la première au monde. »
L’Europe des Six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et d’empereurs : c’est l’Hexagone, la Belgique, le Luxembourg (réclamé encore par Napoléon III), l’Allemagne rhénane (et non prussienne), et l’Italie du Nord. La France de Tilsit, avant les folies espagnoles et russes. C’est l’Europe riche. La grande nation. La France idéale.
C’est à ce projet-là que la plupart des Français adhérèrent. Ils s’en éloignèrent dès que l’aventure changea de destination.
De Gaulle tenta de forger cette unité au profit de la France. Il renoua avec les principes diplomatiques de la monarchie traditionnelle : division de l’Allemagne, limitation des coups portés à l’adversaire en raison de la menace nucléaire, défense des petits à travers le monde contre l’empire américain ; et alliance de revers avec Washington pour canaliser la puissance renaissante de l’Allemagne. Eisenhower et Kennedy interdirent la bombe atomique à l’Allemagne à la grande fureur d’Adenauer, et de Gaulle profita de sa supériorité politique et militaire pour s’imposer comme le porte-voix d’une Europe riche du dynamisme économique, industriel et commercial allemand.
De Gaulle connaissait nos limites. Il savait ce que la France avait perdu à Waterloo. De Gaulle ne se laissait pas abuser comme les gaullistes. Sa « grande politique » n’était qu’une illusion si elle n’était fondée sur l’arrière-plan géographique, démographique, industriel constitué par l’Europe des Six. La France était une grande puissance et entendait le rester, comme Fécamp était un port de pêche et entendait le rester. Position essentialiste, comme l’a finement perçu Paul-Marie Couteaux, et que de Gaulle avait déjà affirmée avec éclat en juin 1940 : la vérité prime la réalité.
Au cours d’une conversation avec Edgar Faure, dans le salon d’argent de l’Élysée, de Gaulle évoquait un soir l’abdication de Napoléon poussé dehors par ses maréchaux, tandis que le peuple, massé sous ses fenêtres, lui criait de rester. Edgar Faure lut alors le début de l’acte d’abdication : « Français, en commençant la guerre pour soutenir l’indépendance nationale », puis s’interrompit, et, avec l’aisance zozotante qu’on lui connaissait, il dit au Général : « Napoléon a cherché à obtenir l’indépendance nationale par la guerre, mais vous, mon général, vous avez poursuivi le même objectif, mais dans la paix. » Alors, le Général, amusé, lui répondit : « Vous savez, cher président, c’est une question de moyens. »
Cette domination française était suspendue au retour qu’il croyait inévitable de la grande Allemagne réunifiée. Il était pressé.
De Gaulle n’était pas seul au monde.
Le résultat paradoxal du Marché commun avait d’abord été la renaissance des nations que l’on croyait moribondes en 1945 : Allemagne, Italie, France. Et avec elles, leurs dilections traditionnelles.
Les Hollandais réclamèrent ainsi l’entrée des Anglais dans le Marché commun, manière radicale de contourner la « préférence communautaire ». On se souvient que Louis Bonaparte, roi de Hollande, se brouilla avec son impérial frère à cause du blocus qui entravait la prospérité commerciale de Rotterdam. De Gaulle refusa. Son imperium resta toutefois relatif ; de Gaulle ne pouvait être le fédérateur de l’Europe occidentale comme le fut Napoléon. Lors de la ratification du traité franco-allemand de 1963 par le Parlement de Bonn (le préambule ajouté inopinément invoquait la prééminence de l’Alliance atlantique sur l’amitié avec la France), et lors du voyage de Kennedy à Berlin, les
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