Mélancolie française
stratégie des grands groupes ; une fois par mois, le président réunissait autour de lui, comme un chef d’état-major, les patrons des principaux groupes industriels et financiers français. À partir de Pompidou, la France, comme la plupart des pays d’Europe, crut « sortir de l’héroïsme par le consumérisme », selon la belle formule du philosophe allemand Peter Sloterdijk. C’était déjà la leçon qu’elle avait tirée de la défaite de Napoléon à Waterloo quand Guizot avait succédé au maréchal Ney.
Au fil des différents élargissements, de l’entrée de la Grande-Bretagne à celle des anciens satellites soviétiques, les alliés de l’Allemagne et de l’Amérique devinrent majoritaires : sauf en matière agricole, les taux de douane européens tombèrent à des niveaux ridiculement bas ; la préférence communautaire disparut.
Une fois encore, les Anglais avaient vaincu ; le « Blocus continental » avait été abattu. C’était inévitable. L’Espagne nous rejoua le tour de 1810, en choisissant le modèle économique libéral et l’Alliance atlantique. Les anciens pays communistes achevèrent notre déroute. Comme deux siècles plus tôt. La même histoire recommençait sans les morts et la gloire.
Lors de la seconde guerre d’Irak en 2003, les Français, pourtant arrimés à l’Allemagne, se retrouvèrent en minorité au sein de la nouvelle Europe. La France n’avait pu empêcher tous ces élargissements de l’Union qui l’éloignaient de plus en plus de sa zone d’influence naturelle « gallo-romaine » ; les frontières de l’Union européenne coïncidaient progressivement avec les limites de l’OTAN (reste la Turquie, mais les Américains ne renoncent pas) ; le « Blocus continental » était ruiné sous les coups de boutoir du libre-échange généralisé de la « mondialisation » ; les politiques reculaient devant la montée en puissance des technocrates (Commission et BCE, qui imposaient les normes économiques, et géraient la monnaie) et des juristes (Cour européenne de justice) ; « les acquis communautaires » tenaient le rôle unificateur et « modernisateur » du continent qu’avait joué jadis le code civil de Napoléon ; le droit anglais concurrençait le droit romain. Les États-Unis étaient plus que jamais les fédérateurs de cet empire aux frontières ouvertes et imprécises et aux structures lâches, qui ressemblait au Saint Empire romain germanique avec son mélange hétéroclite de royaumes, duchés et évêchés, à la prise de décision confuse et lente, bien plutôt qu’à l’empire de Napoléon, centralisé, égalitaire, régi par des codes, tenu par le soldat, le douanier et le haut fonctionnaire.
L’Allemagne, peu à peu, a pris l’habitude de s’y comporter en patron. L’ancien gauchiste soixante-huitard, alors leader des Verts, Joschka Fischer, qui deviendrait ministre des Affaires étrangères de Gerhard Schröder entre 1998 et 2005, avait, dès 1995, révélé non sans une certaine ingénuité les ambitions germaniques : « Est-ce que l’Allemagne va enfin obtenir ce que le monde lui a refusé au cours des deux dernières guerres mondiales, c’est-à-dire une sorte de "douce hégémonie" sur l’Europe, résultat de son poids, de sa position géopolitique, de sa puissance industrielle ? » Question que posent inlassablement les Allemands depuis Bismarck.
À son arrivée au pouvoir, Nicolas Sarkozy avait une alliance de substitution toute prête : l’Angleterre et l’Amérique. Une fois encore, l’option « maritime » française était présentée comme une alternative mirifique à son traditionnel tropisme « continental ». Sarkozy renouait avec les mânes du Régent et de Delcassé. La crise de l’automne 2008 a tué dans l’œuf le plan B sarkoziste. L’Angleterre a laissé filer la livre Sterling de 30 %. La France, qui ne peut en faire autant à cause de l’euro, ne trouva que l’Allemagne pour l’aider à corseter ces paradis fiscaux, dont la City est le vrai « patron ». Sans doute leur échec annoncé a-t-il rapproché les deux voisins.
Mais les Allemands n’acceptent plus nulle part la sujétion française, même de façade. Ils profitent du savoir-faire technique français quand ils obtiennent au moins l’égalité, comme on l’a vu lors de la constitution d’Airbus. Ils préfèrent affronter les Français quand ils ne peuvent modifier à leur profit la répartition des rôles et des pouvoirs ; ainsi dans
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