Mélancolie française
Américains lui rappelèrent qui était le patron de cette région. Deux ans plus tôt, en 1961, le même Kennedy avait prévenu que toute menace sur Berlin-Ouest pourrait entraîner une riposte nucléaire. Les Russes en déduisirent que Berlin-Est leur appartenait. Ils érigèrent un mur pour protéger leur conquête. Le blocus de Berlin en 1949 avait déjà été une tentative maladroite et désespérée des Russes pour éviter la partition de l’Allemagne. Même après l’érection du mur, celle-ci ne fut jamais absolue ; les deux parties de la ville ne cessèrent de commercer en matière alimentaire. Staline n’avait jamais imaginé communiser l’Allemagne. Il acceptait volontiers qu’elle restât « une démocratie bourgeoise » pour peu qu’elle fut démilitarisée et devînt neutre à l’instar de l’Autriche. Les Américains refusèrent obstinément, préférant couper l’Allemagne en deux morceaux, livrer la Prusse aux Russes plutôt que de renoncer au diamant de leur conquête rhénane. Toujours la même, la sempiternelle question d’Occident, la Lotharingie chèrement disputée depuis mille ans, pendante depuis le traité de Verdun de 843 ; la Rhénanie et l’Italie du Nord, enjeux de la géopolitique européenne et mondiale depuis la chute de l’Empire romain. Les Américains avaient conquis et conservé comme prise de guerre la partie la plus riche d’Europe, Allemagne de l’Ouest et Italie du Nord, entre lesquelles Napoléon avait refusé de choisir face à Metternich en 1813. Si la frontière Est-Ouest avait été sur le Rhin, sans doute l’empire soviétique aurait-il eu de plus sérieuses chances de succès. Dans les années 1960, les Soviétiques proposèrent la réunification allemande contre le soutien de la RFA à leur économie ; mais le chancelier Erhard exigea que l’Allemagne demeurât dans l’OTAN.
Quelques années plus tard, alors que le dollar pâtissait de l’enlisement des GI au Vietnam, les Allemands n’osèrent pas suivre de Gaulle dans sa politique de contestation de l’étalon-dollar et refusèrent d’échanger leurs dollars contre de l’or. Ils avaient, eux, des troupes américaines sur leur sol. Les Américains se vengeront en mai 1968, et, dans la bouche des Allemands, la « grande nation » prendra un sens plus sarcastique. D’où le retour de De Gaulle à une classique alliance de revers avec l’URSS, qui parie que l’effondrement de l’Europe soviétique servira les intérêts de la France dans une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ».
Hubert Védrine explique brillamment que la France postgaullienne a tenté de pérenniser le double discours du Général. Une approbation de principe à tous les efforts d’intégration économique pour profiter à plein des effets positifs du grand marché à l’abri derrière les barrières douanières du « Blocus continental » ; mais une politique étrangère indépendante, solitaire, flamboyante, qui faisait de la France gaullienne le champion des « petits » contre les empires, comme elle le fut au temps de Richelieu, quand elle protégeait les princes protestants contre l’empire des Habsbourg. Dès le premier élargissement de 1972, cette construction subtile montra cependant des signes de fragilité.
En 1972, Georges Pompidou laissa entrer l’Angleterre et, à sa suite, les pays de l’ALENA. Pompidou craignait de ne pouvoir résister seul à la puissance économique allemande ; il s’entendait fort mal avec le chancelier Willy Brandt et avait dû consentir à cette dévaluation du franc que de Gaulle avait orgueilleusement repoussée. En décembre 1971, il avait dû dans la foulée entériner les accords de Washington qui abolissaient l’étalon-or, établissaient le dollar comme seule monnaie de référence mondiale, et permettaient à l’Amérique de s’endetter sans limites, de faire marcher la machine à dollars sans complexes – tout ce qu’avait dénoncé et refusé le Général –, ce qui lui permit d’édifier la machine de guerre que nous connaissons aujourd’hui.
À l’époque, imitant l’Allemagne comme Colbert avait imité les Pays-Bas, et Napoléon l’Angleterre, Pompidou s’efforça d’édifier un outil industriel puissant. TGV, nucléaire, aviation, etc. Il réussit admirablement. En 1972, des experts américains annoncèrent que la France dépasserait l’Allemagne en 1980. Pompidou était encore dans la lignée colbertiste, l’État tenait solidement en main la
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