Même pas juif
de travail avaient le
droit de traverser le mur.
— Sortons ! ai-je proposé.
Nous avons filé de la pièce et dévalé l’escalier sous les cris
d’oncle Shepsel :
— Janina, mets ton brassard !
L’air était froid et clair. Nous avons couru dans la cour
comme des chiots sans collier. Par la fenêtre nous est parvenue
la voix d’oncle Shepsel :
— Ton brassard !
Nous avons déguerpi.
— Pourquoi tu portes pas ton brassard ? ai-je demandé.
— Et toi ?
— Je suis même pas juif.
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— Eh bien moi, je suis juste une petite fille. Qui s’intéresse à
une petite fille ? Et puis, nous habitons dans le ghetto,
maintenant, a ajouté Janina en virevoltant sur elle-même. Nous
ne risquons rien.
Nous avons dévalé la rue au triple galop.
À mes yeux, ce côté du mur ressemblait beaucoup à l’autre,
avec ses foules bruyantes. Même les étoles de renard
chevauchant les épaules des dames riches semblaient prêtes à se
mêler à la cacophonie ambiante. Partout, les gens vendaient des
objets, haranguant le client :
— Regardez mon miroir, mon beau miroir ! Pas une fêlure !
— Par ici les images ! Trois pour le prix d’une.
— Ils sont jolis mes jouets, ils sont jolis !
— Achetez ma brosse à cheveux ! Pas cher !
Apercevant un manchot, nous nous sommes précipités vers
lui.
— Olek !
La main en visière, il a plissé les yeux.
— Olek n’a qu’un bras, ai-je précisé à Janina.
— Je ne suis pas aveugle, a-t-elle répliqué en me donnant
une bourrade. Qu’est-il arrivé à ton bras ? a-t-elle demandé à
Olek.
Il a contemplé sa manche vide. Un instant, il a eu l’air
surpris. Il a froncé les sourcils.
— Un train, a-t-il fini par répondre.
— Ne sois pas triste, l’a consolé Janina en attrapant sa main.
Ton autre bras est très bien.
— Voici Janina Milgrom, ai-je annoncé fièrement. C’est ma
sœur. C’était sorti tout seul.
Olek l’a dévisagée. Sans sourire. Tous les trois, nous nous
sommes regardés quelques minutes avant de reprendre nos
chemins respectifs.
Un peu plus tard, nous sommes tombés sur le gris et
taciturne Jon. Assis sur le trottoir, il était adossé au mur lézardé
d’un immeuble bombardé.
— Salut, Jon ! ai-je lancé.
Il a paru de pas m’entendre. Il avait les yeux fermés.
— Il dort, a chuchoté Janina.
80
Juste à cet instant, Jon a papilloté des yeux, soulevé une
paupière.
— Voici Janina Milgrom, lui ai-je appris.
— Bonjour ! a dit Janina en tendant la main.
L’œil s’est refermé.
— Il ne parle pas, ai-je murmuré à l’oreille de Janina.
Elle m’a tiré en arrière.
— Laissons-le dormir.
— C’est ma sœur, ai-je claironné, comme si Jon était très
loin de nous. Jon est gris, ai-je ajouté tandis que nous nous
éloignions. Il est malade.
— Pourquoi leur racontes-tu que je suis ta sœur ? Je ne suis
pas ta sœur.
J’ai haussé les épaules. Je n’en savais rien.
Un peu avant la rue Niska, nous avons entendu des
piaillements dans une ruelle. Des enfants se tortillaient sur le
sol. Soudain, l’un d’eux a jailli de la meute et s’est dirigé vers
nous à toutes jambes. Quand il est passé à côté de moi, j’ai vu
qu’il serrait une pomme de terre dans la main. Quelques-uns de
ses adversaires se sont jetés à sa poursuite. Les autres se sont
éloignés lentement.
— Que s’est-il passé ? a demandé Janina en se tournant vers
moi.
— Rien. Ce sont juste des orphelins du malheur. Je lui ai
expliqué que c’était la façon dont Enos les avait surnommés –
les orphelins qui ne vivaient ni dans la maison du docteur
Korczak, ni dans aucune autre d’ailleurs, et qui hantaient les
rues en mendiant, affamés et malades.
— Tu peux te réjouir que nous ne soyons pas des orphelins
du malheur, ai-je précisé.
— Est-ce que Jon est un orphelin du malheur ?
— Oh non ! C’est un orphelin de la chance, lui. Il est avec
nous.
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18
HIVER
Youri nous avait retrouvés dès le lendemain de notre arrivée
dans l’enceinte du ghetto. Mais nous le voyions de plus en plus
rarement, maintenant.
— Tu vas de l’autre côté ? ai-je voulu savoir. T’as un permis
de travail ?
— T’occupe !
Un jour de grand froid, lui et moi nous sommes retrouvés
dans la rue. Je portais deux manteaux mais n’arrivais pas à
réchauffer mes pieds. C’était la cohue. J’ai repéré un garçon.
Enfin, il m’a semblé que c’était un garçon,
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