Même pas juif
nous.
Tous les matins, nous rampions hors des gravats et
gagnions la rue. Parfois, nous restions ensemble, même si, la
plupart du temps, chacun partait de son côté. En groupe, nous
constituions une cible facile pour les Bouses, la police du ghetto.
Nous n’avions pas de brassards, pas de papiers d’identité, pas
de dossier, rien.
— Nous n’existons pas, avait déclaré Ferdi, une nuit sous le
tapis.
— Va raconter ça à mon estomac, avait répliqué Enos
calmement.
Enos n’était pas le seul. Nous avions faim. Tous. C’était
quelque chose de nouveau. Jusqu’alors, il nous avait
simplement suffi de nous servir pour manger. Varsovie était
notre vaste marché personnel. Y compris le ghetto. Au début, il
y avait eu assez de nourriture pour qui avait de bons réflexes.
Mais maintenant, après des mois d’hiver, nous nous retrouvions
les mains et le ventre vides.
C’en était fini, des dames arpentant les rues avec des miches
dans des sacs en papier. Les boulangers ne cuisaient plus de
pain, faute de farine. Il y avait bien des boutiques çà et là, mais
leurs étagères étaient généralement vides. Quand des denrées se
retrouvaient par hasard sur un présentoir, quelqu’un montait la
garde devant, souvent armé d’un gourdin.
— Ils nous affament, a décrété Youri un jour.
— Pourquoi ? ai-je demandé.
— Pour se débarrasser de nous. Nous éliminer, a répondu
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Enos.
— Pourquoi ils ne nous descendent pas, plutôt ?
— Pour économiser les balles, a ricané Enos.
Au commencement, il y avait eu des chevaux, dans le ghetto.
Puis ils avaient disparu peu à peu. Parfois, ils resurgissaient,
débités, dans la rue Gesia, devenue un marché en plein air. Tout
le monde ayant de la nourriture à vendre savait que c’était là-
bas qu’il fallait se rendre. Les gens se tenaient sur le trottoir,
dans la neige. Posés sur une caisse ou un pupitre d’écolier, un
jarret de cheval, des côtes de chien ou de chat, une boîte de sel,
un bâton de réglisse, un oignon, une patate ou deux.
Les vendeurs s’emmitouflaient dans leurs bras pour lutter
contre le froid tout en criant :
— À la graisse, à la graisse ! De la graisse d’oie ! Vingt
zlotys !
— Regardez mes os, mes jolis os ! Brisez-les ! Ils sont pleins
de moelle !
— Il est beau mon pigeon, il est beau !
— Écureuil !
— Goûtez mon chien ! Le chien le moins cher du ghetto !
Les animaux avaient été d’abord vendus tels quels, plumes
ou poils compris, aussi naturellement morts que les renards
ornant encore les épaules de certaines dames. Puis, s’ils avaient
du combustible pour entretenir un feu, les vendeurs s’étaient
mis à les plumer, les dépecer et les rôtir. Les carcasses étaient
exposées – noircies, craquantes, étêtées – et les marchands de
crier encore plus fort, et les prix de s’envoler.
Un jour, je me suis retrouvé rue Gesia en compagnie d’Enos.
Les odeurs des animaux rôtis m’ont mis l’eau à la bouche. Je
n’avais rien mangé depuis la veille. Des hommes armés de
bâtons défendaient les étalages. Les Bouses déambulaient. Enos
paraissait moins affamé que d’humeur joueuse. Se tortillant au
milieu de la chaussée, agitant les doigts de tous côtés, prenant
une voix haut perchée comme celle des dames en étoles de
renard, il a lancé :
— C’est parfait ! Vous me mettrez cette oie tout entière ! (Il
montrait un oiseau à peine plus grand qu’un moineau.)
N’oubliez pas ce joli écureuil, une demi-livre, s’il vous plaît… et
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ces naseaux de cheval.
Je riais, les hommes nous menaçaient de leurs gourdins en
nous ordonnant de filer. Soudain, j’ai regardé le visage d’Enos et
j’ai compris qu’il ne jouait pas. Il m’a adressé un clin d’œil.
Entre deux coups de bâton, je me suis emparé d’une paire de ces
oiseaux pas plus gros que des moineaux. Nous avons détalé
jusqu’à ce que les hurlements s’estompent.
Au fil du temps, les oiseaux et les chiens ont disparu du
marché de la rue Gesia, mais les vendeurs semblaient ne jamais
manquer d’écureuils. On n’a pas tardé à apprendre pourquoi.
Les corps noircis, craquants et étêtés posés sur les caisses
n’étaient pas des écureuils : c’étaient des rats. Pourtant, les
marchands s’évertuaient à toujours crier la même chose :
— À l’écureuil ! Le bel écureuil !
Une fois que j’étais seul, j’ai volé deux rats
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