Même pas juif
nuages qui lui sortaient de la
bouche étaient dus au froid ou à son cigare.
— Gros Henryk a de petits pieds, a assuré Youri. Enlevez-
les.
Kouba a retiré ses chaussures à Jon.
Youri a balayé la neige avec sa semelle. Il a fait asseoir Gros
Henryk sur le bord du trottoir. Lui a ôté ses sacs. Lui a enfilé les
souliers de Jon et les a lacés bien serrés. Gros Henryk a tapé des
7 Fichu, foutu, en allemand.
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pieds comme un bébé en poussant un cri de protestation. Youri
lui a attrapé les oreilles et les a tordues. J’ai bien cru qu’il allait
les lui arracher. Les yeux de Gros Henryk ont failli lui sortir des
orbites. Utilisant ses oreilles comme des anses, Youri l’a soulevé
de terre et remis debout. Il l’a laissé couiner encore un peu, puis
lui a demandé :
— Tu acceptes de porter ces chaussures ?
Gros Henryk a hoché la tête. Youri l’a relâché.
Alors que nous partions, j’ai demandé à Youri :
— Est-ce qu’un ange va venir chercher Jon ?
J’avais entendu ça sous le tapis – qu’un ange emportait les
morts dans un endroit appelé Paradis. Enos, qui m’avait
entendu, a ricané.
— C’est ça, ouais ! Tiens, le voilà, ton ange !
Un cheval. Si maigre qu’il semblait constitué de baguettes et
de papier brun. Ses sabots foulaient la neige et la bouillasse de
la chaussée – clip ! clop ! Il était conduit par deux hommes
crottés et tirait une charrette où reposait déjà un cadavre nu.
Nous nous sommes retournés. L’un des hommes a attrapé Jon
par les pieds et l’a tiré vers la carriole. Son comparse l’a pris
sous les aisselles et, ensemble, ils l’ont balancé de droite à
gauche. Ça m’a rappelé les orphelins qui sautaient à la corde.
Soudain, ils l’ont lâché, et Jon a valsé en l’air avant d’atterrir sur
l’autre corps. La charrette a repris sa route.
— Où l’emmènent-ils ? ai-je demandé.
— À ton avis ? a riposté Enos. Au Paradis, bien sûr !
Je l’ai cru.
— Qu’est-ce qui va lui arriver là-bas ?
— Il va devenir un Bottes Noires, s’est esclaffé Kouba.
Les autres ont ri bruyamment, même Youri.
— Mais il est mort ! ai-je objecté, perdu.
— Plus maintenant, a décrété Ferdi.
— Personne n’est mort, au Paradis, hein, Youri ? a lancé
Kouba.
Tout le monde l’a regardé. Il n’a pas répondu.
— Ils te remplissent d’air, et c’est reparti pour un tour ! a dit
Kouba, déclenchant de nouveau l’hilarité.
— Hourra pour le Paradis ! a hurlé Enos.
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Nous avons tous levé le poing en criant hourra, même Gros
Henryk. Puis le silence est retombé, s’est prolongé, seulement
interrompu par Gros Henryk qui essayait ses nouvelles
chaussures, clipclopant comme un cheval qui avance dans la
neige et la bouillasse. Quand il éclaboussait les chevilles des
passants, ces derniers nous jetaient de sales regards.
L’un d’eux – un Bouse – a fait plus que ça.
Les Bouses pullulaient. Les Bottes Noires les employaient
pour garder les juifs du ghetto. Le plus fou, c’est que les Bouses
étaient des juifs qui surveillaient des juifs ! Pour moi, ça n’avait
aucun sens.
Les Bouses n’avaient pas le droit de porter de revolvers,
mais tous avaient un sifflet et un gourdin long comme mon
bras. Ils avaient des uniformes, mais guère plus élégants que
nos propres vêtements – pas de grandes bottes, pas d’aigles
argentés. Et, bien sûr, comme ils étaient juifs, ils arboraient un
brassard.
Bref, ce Bouse-là s’est approché et s’est mis à aboyer en
agitant son gourdin.
— Vos brassards ! Où sont vos brassards ?
Comme d’habitude dans ces cas-là, nous avons déguerpi,
telle une bande de cafards. Sauf que, cette fois, l’un de nous s’est
fait prendre. Gros Henryk. Il clopinait dans ses nouvelles
chaussures et n’a rien remarqué, jusqu’à ce que le Bouse
l’attrape par le bras. Entendant brailler, je me suis arrêté pour
regarder derrière moi. Gros Henryk se protégeait la tête avec les
mains tandis que le Bouse lui hurlait dessus en le martelant de
son gourdin. Le Bouse était petit et fluet. Il devait lever les yeux
pour crier après Gros Henryk.
Soudain, un éclair de cheveux roux a flamboyé. Youri
fonçait sur le Bouse ! Lui arrachant son bâton, il l’a bousculé en
direction du trottoir, l’obligeant à reculer.
Les passants se sont arrangés pour emprunter l’autre côté de la
rue en faisant mine de ne rien voir. Le
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