Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
concours même indirect à une exécution avaient disparu. Cent bras s’étaient mis à l’œuvre, soulevant les madriers, repoussant les chevilles, disjoignant les planches de la plate-forme. En un instant, cette charpente qui ne laissait pas que d’être considérable, était enlevée et transportée à bras d’hommes dans les voitures qu’on était allé requérir. Puis le funèbre cortège se mit en route, accompagné et suivi de cette multitude qui chantait des refrains patriotiques.
Bien qu’il fût à demi paralysé par la terreur, le condamné avait compris qu’il n’échapperait pas au supplice. Sa pâleur cadavérique, les soubresauts convulsifs qui agitaient, tout son corps, la difficulté avec laquelle il respirait, témoignaient de l’épouvantable anxiété qu’il subissait. — Mais lorsque la charrette s’ébranla, les vociférations de la foule, les indécentes plaisanteries que quelques-uns ne craignaient pas de lui adresser, achevèrent de désorganiser sa raison ébranlée ; à sa prostration succéda le délire de la démence, il essaya de rompre ses liens, il se débattit avec des cris de bête fauve, il mordit cruellement un de ceux qui essayaient de le contenir, et ne pouvant parvenir à le calmer, on dut prendre le parti de le bâillonner.
Lorsqu’on fut au Carrousel, mon grand-père s’aperçut que trois des quatre aides qui l’accompagnaient, avaient si copieusement fraternisé dans les cabarets qu’ils avaient rencontrés, qu’ils étaient incapables de faire leur service.
Les spectateurs apportaient à remonter la guillotine autant de bonne volonté qu’ils en avaient mis à l’enlever de la place de Grève ; mais Charles-Henry Sanson n’en songeait pas moins, avec une grande appréhension, à ce qui adviendrait lorsqu’il se trouverait pour ainsi dire seul avec le malheureux dont la frénésie décuplait les forces, et qui devait certainement se débattre jusque sur la plate-forme.
Pour comble d’embarras, la nuit arrivait et il avait fallu allumer des torches.
Epouvanté de la responsabilité qu’il encourrait ; mon grand-père confia ses angoisses à quelques-uns de ceux qui l’entouraient, en les suppliant de courir à la Commune expliquer la situation et demander que l’exécution fût ajournée.
Cette communication fut accueillie par des huées, et à mesure que de proche en proche la nouvelle gagnait les rangs les plus éloignés, les clameurs devenaient plus générales et plus intenses.
Alors un jeune homme à la figure imberbe, et coiffé du bonnet rouge, fendit la foule et s’avança.
— Ah, dit-il, tu veux sauver les ennemis de la nation, tu es un traître, et nous allons te faire montrer ton nez par la lucarne de la guillotine.
Charles-Henry Sanson lui répéta avec une certaine impatience, ce qu’il avait dit à ses camarades.
— Tes aides sont saouls ? s’écria le jeune homme. Des aides tu en trouveras dans tous ceux qui t’entourent. Le sang des aristocrates doit être le ciment du bonheur de la nation, et il n’est pas un patriote qui ne soit fier de le faire couler, n’est-ce pas vous autres ?
On lui répondit oui ; mais cependant le cercle allait en s’élargissant très rapidement à cette mise en demeure. Les plus rapprochés s’écartaient avec un empressement qui indiquait que leurs sentiments n’étaient pas à la hauteur de ceux que ce chaud patriote venait d’exprimer.
Mon grand-père comprit que cette défaillance générale pourrait bien gagner son interlocuteur lui-même, et il se hâta de le mettre dans l’impossibilité de reculer en le prenant au mot et en acceptant son offre.
Le patient, descendu de la charrette, se refusait à monter les marches qui conduisaient sur la plate-forme. Il fallut le porter, et, bien que de nouvelles cordes eussent été ajoutées à ses liens, ses soubresauts étaient si violents, que mon grand-père, qui l’avait pris à bras-le-corps, faillit tomber à la renverse.
Lorsqu’il aperçut la machine dont la silhouette se dessinait sur la noire façade du palais, une nouvelle révolution s’opéra dans la pauvre créature. Sa fureur devint du désespoir, de grosses larmes avaient jailli de ses yeux hagards et fixés sur le couteau triangulaire dont l’acier scintillait à la clarté des torches, et avec un accent lamentable, il demandait grâce ; il criait : Je ne veux pas mourir !
La foule était devenue silencieuse ; aux frémissements qui couraient dans les
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