Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
devinrent bientôt assez considérables pour nécessiter des emprunts et des achats à longs termes, qui achevèrent de bouleverser sa situation.
En même temps, Desrues n’osait plus s’avouer à lui-même qu’il était épicier. La modestie de cette profession cadrait si mal avec les visées ambitieuses de celui qui l’exerçait !
Ce n’était pas seulement la succession Despleignes qu’il avait entendu exploiter, c’était la parenté nobiliaire qu’elle constituait à son épouse.
Déjà, dans le contrat de mariage, il avait subrepticement raccourci le nom de Nicolais de sa consonne finale. Un tréma de plus, et madame Desrues appartenait sans conteste à une des plus illustres familles de robe de ce temps-là. Mais le moyen de revendiquer cette illustre origine dans une officine de la rue Saint-Victor !
En décembre 1773, Desrues vendit son fonds. Il le vendit à perte, mais peu lui importait ; sa nouvelle individualité avait ses coudées franches ; ce n’était pas trop que du sacrifice de quelques mille francs pour acquérir la liberté de prendre son essor.
Il s’installa dans un vaste appartement de la rue des Deux-Boules-Sainte-Opportune, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, sous le titre élastique de négociant ; le fameux tréma fit son apparition triomphante sur le nom plébéien de mademoiselle Nicolais , devenue de Nicolaï ; il parla à tout propos de son château de Caudeville, de sa seigneurie d’Herchies, de ses bois, de ses prés et de ses étangs, et, en conséquence de toutes ces grandeurs, il ne crut pas pouvoir faire moins que de s’intituler Desrues de Bury.
M. Desrues de Bury continua le métier qu’avait ébauché Desrues l’épicier, celui d’usurier ; seulement, sa manière de le mettre en pratique était assez originale. La vente de son magasin était loin de lui avoir suffi à satisfaire tous ses créanciers ; son passif montait à la somme de quinze mille huit cents livres, et il n’avait à son actif que son mobilier, un peu d’argent comptant et quelques créances d’un recouvrement problématique ; pour suppléer au manque de fonds, il emprunta lui-même pour prêter à sa clientèle ; il est vrai qu’il empruntait probablement avec la volonté très arrêtée de ne jamais rendre, et que ses rapports avec cette nouvelle clientèle, composée de gens fort ruinés, mais très titrés, devait singulièrement flatter sa passion dominante, qui paraît avoir été la vanité.
L’historique des opérations de Desrues ne saurait entrer dans le cadre de mon récit ; il doit me suffire de constater que chacune de ces opérations fut un désastre, que, bien loin de voir réaliser le rêve qu’il avait caressé, Desrues marchait à grands pas à sa ruine, que de 1774 à 1777, son passif, qui avait été de quinze mille huit cents livres à l’époque de la vente de son fonds, s’était élevé à plus de soixante mille livres ; qu’à cette dernière date la succession Despleignes du Plessis se trouvait grevée d’une obligation notariée consentie par la femme Desrues au profit d’un sieur Liefman Calmer, en remboursement de marchandises vendues par l’ex-épicier à moitié prix de leur valeur ; que le moment était venu où toutes les ressources de l’astuce, de la fourberie, ne pouvaient plus rien pour le sauver ; où il ne pouvait échapper à une catastrophe de plus en plus imminente que par la fuite ou par un crime.
Je vais, en introduisant de nouveaux personnages en scène, apprendre à mes lecteurs comment Desrues s’y prit.
V – DESRUES
SUITE
En 1760, un gentilhomme d’une bonne maison gasconne, M. de Saint-Faust de la Motte, rencontra dans le monde une demoiselle Perrier, fille d’un bourgeois de Reims, qui vivait chez sa sœur à Paris.
Bien que la demoiselle fût très majeure, bien qu’elle n’eût aucune des qualités extérieures qui pouvaient la désigner à l’attention d’un homme à bonnes fortunes, ayant charge à la cour (M. de la Motte était écuyer de la grande écurie), le gentilhomme se montra très empressé envers la bourgeoise, et l’étonnement ne fut pas mince lorsqu’on apprit qu’il l’avait enlevée.
C’était là une de ces passions in extremis dans lesquelles la lassitude et le calcul entrent pour beaucoup plus que le sentiment. M. de la Motte était ruiné ; il arrivait à un âge où il ne lui était plus permis de songer à tourner la tête à quelque noble héritière,
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