Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
prétendait avoir fait dans les mains de madame de la Motte ; il savait que la désagréable curiosité de la justice irait certainement jusqu’à s’enquérir du Pactole où il avait puisé les cent quatre mille livres ; il chercha le moyen d’opposer au moins un argument aux soupçons qui devaient se produire.
Il comptait parmi ses connaissances un M. Duclos, qui consentit de bonne foi, et dans le seul but de lui ménager une garantie sur la terre du Buisson-Souef, qu’il prétendait avoir achetée et soldée trop légèrement, à accepter une obligation fictive de cent mille livres, dont le contrat fut passé chez M e Provost, notaire, et signé de Desrues et de sa femme.
Cette précaution prise, le petit épicier se crut maître de la situation et parfaitement en état de revendiquer une terre qu’il avait achetée et payée à beaux deniers comptants. Cependant un point embarrassait encore cet homme profond et qui n’abandonnait rien à l’imprévu.
Le sous-seing privé avait été signé en vertu de la procuration donnée par M. de la Motte à sa femme, trois ans auparavant et lorsque pour la première fois ils avaient décidé de la vente du Buisson-Souef : Mais cette procuration, la validité du dernier acte exigeait qu’elle fût entre ses mains, et elle était restée déposée chez Me Joly, le procureur de M. de la Motte.
Desrues sentait si bien que l’absence de cette pièce allait devenir le côté faible de ses combinaisons qu’il se décida à une démarche dangereuse et qui devait le perdre.
Sous le prétexte de payer à Me Joly les frais et débours de la vente du Buisson-Souef, il alla chez le procureur ; et comme celui-ci s’étonnait que madame de la Motte se fût passée de la procuration demeurée dans son étude, Desrues sans se départir de la naïve bonhomie qu’il savait si bien donner à son masque, pria Me Joly de lui abandonner cette pièce, en lui donnant à entendre qu’il saurait récompenser magnifiquement le petit service qu’il attendait de lui.
Me Joly repoussa avec indignation cette proposition ; et, en même temps, les vagues soup çons qu’il avait conçus touchant l’authenticité d’un acte passé en des circonstances si étranges prirent de la consistance : il soupçonna tout au moins une fraude ; et Desrues ayant audaçieusement présenté requête au lieutenant-criminel pour obtenir, par voies judiciaires, la remise entre ses mains de la pièce lui faisant défaut, le procureur opposa un refus péremptoire à la signification de l’huissier et se déclara prêt à soutenir le référé.
Dès le jour même, il écrivit à M. de la Motte pour le prévenir de la tentative de Desrues et lui communiquer les suppositions qu’elle lui avait suggérées. .
Le pauvre gentilhomme était bien inquiet et bien malheureux. Depuis trois semaines, il était sans nouvelles directes de sa femme, et les lettres qu’il lui envoyait restaient sans réponse.
Deux fois Desrues lui avait écrit : la première pour lui annoncer le prétendu voyage de madame de la Motte à Versailles, la seconde afin de calmer les appréhensions qu’il manifestait en lui parlant du très-prochain retour de celle-ci à Paris.
Le lendemain du. jour où la missive du procureur Joly était venue ajouter à ses angoisses, il reçut une visite à laquelle il ne s’attendait guère : celle de Desrues en personne.
A mesure que les difficultés s’amoncelaient, que le péril grandissait, le petit homme redoublait d’activité et d’énergie. Le soir même de la déconvenue qu’il avait essuyée chez Me Joly, il se décide à aller au devant de l’orage qui se forme à l’horizon, et il part pour le Buisson-Souef.
Son entrevue avec M. de la Motte reproduit exactement la fameuse scène du cinquième acte de Tartuffe , mais Desrues se montre bien supérieur dans la réalité à son émule de la fiction. Comme lui il agit en maître ; comme lui il commande dans la maison dont il va chasser le véritable propriétaire ; mais il ne se laisse pas enivrer par le succès au point de laisser tomber son masque et d’oublier son rôle ; il se garde bien de pousser la fermeté dans le maintien de ce qu’il appelle ses droits jusqu’à la brutalité ; aux reproches, aux injures de sa victime, il oppose le calme d’une conscience pure ; il ré pond avec une douceur si admirablement jouée qu’elle laisse son antagoniste tout interdit ; il le plaint, il gémit sur
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