Métronome
disent-ils à Pépin, Votre Sérénité n’ignore pas que le bienheureux Germain était évêque. Il nous semble donc opportun que ses précieuses reliques soient portées par des évêques. C’est peut-être ce que le saint veut nous dire.
Les prélats réunis essayent de soulever le cercueil en maniant les leviers. Rien ne bouge.
— Très pieux roi, nous supposons que le bienheureux réserve cet honneur aux moines du monastère qu’il a fondé…
Les moines succèdent aux évêques dans ce travail de force, mais ils ne parviennent pas à déplacer le cercueil d’un pouce. Pépin ne peut retenir les larmes qui coulent sur son visage. A-t-il commis un sacrilège en éloignant le saint du lieu que lui-même avait choisi et désigné pour attendre la sainte Résurrection ?
C’est alors qu’un homme surgit de l’assemblée des fidèles, et cet inconnu, par une intuition vraiment remarquable, livre l’explication définitive du mystère.
— Si le très clément seigneur notre roi daigne écouter la parole du plus humble de ses serviteurs, je crois avoir trouvé la cause véritable de cette résistance importune.
Non loin de la villa royale de Palaiseau, ce monastère possède plusieurs dépendances. Or les agents du fisc, enhardis par la puissance de Votre Grandeur, exercent en cet endroit une oppression et une tyrannie intolérables. Ils tuent les habitants, dévastent les vignes et les moissons, les prés et les bois, saisissent les troupeaux et se livrent sur tout ce territoire à un véritable brigandage. Voilà, comme je le crois, l’injustice que le vénérable Germain veut nous faire aujourd’hui réparer !
Tout ça pour ça… Le miracle ici ne se manifeste pas pour changer la nature de l’homme, il n’éclate pas pour apporter un peu de bonté sur terre, il ne se révèle pas pour soulager les misères de l’Humanité souffrante, non, il s’agit simplement de faire taire quelques agents du fisc un peu trop zélés et adjoindre de nouvelles terres aux biens du monastère !
On se demande quelle mise en scène ont imaginée les moines de l’abbaye pour parvenir à se faire ainsi donner des domaines surnuméraires. En tout cas, l’astuce fonctionne à merveille et Pépin consent à ce que demande le vénérable Germain par-delà la tombe : il offre aux moines sa belle villa de Palaiseau avec quelques fermes en plus !
— Je vous demande en retour la grâce de pouvoir transporter votre corps sacré, implore le roi à l’esprit du saint.
Effectivement, les mânes de Monseigneur Germain semblent satisfaits, car le cercueil est soulevé maintenant avec une facilité déconcertante et descendu très aisément dans la nouvelle crypte. Chacun dit même sentir un doux parfum souffler sur la basilique, et les plus croyants voient les anges venus du Ciel pour porter le corps du saint. Le jeune prince Charles est si joyeux de l’heureux dénouement de l’affaire qu’il saute dans le caveau pour observer le miracle de plus près… Il ne rencontre pas les séraphins imaginés, mais perd dans la chute sa première dent de lait.
Un peu plus tard, une stèle ciselée vient confirmer les dons royaux. On n’est jamais trop prudent et mieux vaut graver dans la pierre les largesses de Sa Sérénité : « En cet endroit où reposait saint Germain le jour de sa translation, le roi Pépin lui donna le fisc de Palaiseau…»
Et pour marquer la grandeur de cet événement, l’abbaye Saint-Vincent-Sainte-Croix est désormais appelée Saint-Germain-des-Prés.
Il faut avoir le sens de la démesure pour imaginer les proportions que prennent dès lors cette abbaye et le bourg environnant. Ses terres attenantes s’étalent loin à la ronde et on doit y ajouter les fiefs d’Issy, de Vaugirard, de Châtillon, de Thiais, sans oublier des terrains allant jusqu’à Montereau et Saint-Cloud, et Palaiseau bien sûr. L’équivalent d’un département ! Le prestige de la congrégation s’étend et des moines bénédictins érudits, amis des arts, des sciences et des lettres, se réunissent en ces lieux pour réfléchir, travailler, écrire. Le quartier est lancé. Ici, la mode des intellectuels ne cessera de croître… Aujourd’hui, quand un écrivain vient s’attabler dans l’un ou l’autre des célèbres cafés du quartier, quand il compose des pages fiévreuses en tapant sur le clavier de son ordinateur portable, je veux croire qu’il est encore inspiré par cet esprit de curiosité
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