Moi, Claude
pourpre, raide de broderie d’or et de pierreries. Puis il prit l’épée de Jules César, la prétendue hache de bataille de Romulus et le prétendu bouclier d’Énée, que l’on conservait au Capitole (pour moi l’un et l’autre sont des faux, mais des faux si anciens qu’ils en sont presque authentiques). Couronné d’une guirlande de feuilles de chêne, il sacrifia à Neptune un phoque, bête amphibie, et à l’Envie un paon, de peur, dit-il, que quelque dieu ne fût jaloux de lui. Alors il monta Incitatus et commença à trotter sur le pont en partant de Bauli. Derrière lui venaient toute la cavalerie des Gardes, puis plusieurs escadrons venus de France, et enfin vingt mille fantassins. À la dernière île, près de Pouzzoles, il fit sonner la charge par ses trompettes et s’élança dans la ville comme s’il poursuivait un ennemi en fuite.
Il passa la nuit à Pouzzoles et ne rentra que le lendemain soir, dans un char triomphal décoré d’or, traîné par Incitatus et la jument Pénélope à laquelle il l’avait marié selon les rites. Une longue suite de chariots portait entassé le soi-disant butin de la victoire : des meubles et des statues dérobés aux riches marchands de Pouzzoles. En guise de prisonniers il avait les otages laissés à sa cour par les roitelets d’Orient et tous les esclaves étrangers sur lesquels il avait pu mettre la main. Ses amis suivaient dans des chars richement décorés, vêtus de robes brodées et chantant ses louanges. Ensuite venaient l’armée, puis un cortège de deux cent mille personnes en vêtements de fête. Des feux de joie innombrables brûlaient tout le long de la baie : chaque soldat et chaque membre du cortège portait une torche. C’était, je pense, le plus beau spectacle qu’on eût jamais vu – c’était aussi le plus inutile. Mais que tout le monde était content ! Un bois de pins prit feu au Cap Misène et jeta des lueurs magnifiques. À Bauli, Caligula, descendant de cheval, demanda son trident à pointes d’or et son autre manteau de pourpre brodé de poissons et de dauphins d’argent. Il prit alors une des cinq barques de bois de cèdre qui l’attendaient et se fit conduire à l’île du milieu, qui était la plus grande : ses troupes suivaient sur des vaisseaux de guerre.
Une fois là il débarqua, monta sur une estrade tendue de soie et commença un discours où il traitait Neptune de lâche pour s’être ainsi laissé mettre aux fers. Puis il annonça qu’il donnait deux pièces d’or à chaque soldat et cinq pièces d’argent à chaque membre du cortège. Les applaudissements durèrent une demi-heure, ce qui sembla lui plaire. Il les arrêta enfin et commença aussitôt à distribuer l’argent. Toute la foule défila de nouveau : les sacs de pièces arrivaient et se vidaient l’un après l’autre. Au bout de deux heures, l’argent manqua : Caligula conseilla aux derniers venus de se venger sur les premiers. On imagine la bataille.
La nuit suivante dépassa en soûleries, en chansons, en jeux de mains, en violence et en folies tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. La boisson incitait toujours Caligula à la malfaisance. À la tête des Éclaireurs et de la Garde germanique il effectua une charge le long des boutiques en poussant tout le monde à l’eau. La mer était si calme que seuls les ivrognes, les infirmes, les vieillards et les petits enfants y restèrent. Il n’y eut guère que deux à trois cents noyés.
À minuit, Caligula organisa l’attaque navale d’une des petites îles. Il coupa le pont des deux côtés et enfonça les bateaux l’un après l’autre : les habitants se tassaient peu à peu sur l’étroit espace qui restait au milieu. L’assaut final était réservé au vaisseau amiral où il se tenait, agitant son trident, tout en haut du gaillard d’avant. Il fondit sur les survivants terrifiés et les envoya tous par le fond.
30
Ces deux jours de réjouissances achevèrent de mettre à sec le Trésor et la Cassette privée. Pour empirer les choses, Caligula, au lieu de rendre les vaisseaux à leurs équipages, ordonna de réparer la brèche du pont ; puis, retournant à Rome, il s’occupa d’autres affaires. Neptune, pour bien montrer qu’il n’était pas un lâche, déclencha une violente tempête et coula un millier de bateaux : la plupart des autres arrachèrent leurs ancres et vinrent s’échouer sur la côte. De là une grande pénurie de navires et par
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