Moi, Claude
diffamation. » Il fronça le sourcil à la manière de Tibère et imita ce petit mouvement sec de la main qui réveillait le souvenir effrayant des procès de trahison. Puis il dit, de la voix rude de Tibère : « Bien parlé, mon Fils ! Que ta confiance envers ces chiens n’aille pas au-delà d’un coup de pied. Vois quel petit Dieu ils ont fait de Séjan avant de le mettre en pièces ! Ils t’en feront autant à la première occasion. Ils te haïssent et veulent ta mort. Aussi crois-moi : ne consulte que ton propre intérêt, fais passer ton plaisir avant tout. Personne n’aime à être commandé, et je n’ai gardé ma place qu’en intimidant cette racaille. Fais comme moi. Plus tu les maltraiteras, plus ils t’honoreront. »
La séance n’alla pas plus loin ce jour-là : nous étions tous trop découragés. Mais le lendemain nous couvrîmes Caligula de félicitations et votâmes un sacrifice annuel à Sa Clémence. Que pouvions-nous faire d’autre ? Il avait l’armée derrière lui et le droit de vie et de mort sur nos personnes. Jusqu’à ce qu’un de nous eût assez de courage et d’intelligence pour monter une conspiration contre lui, nous n’avions qu’à le laisser faire. Quelques jours plus tard, pendant un banquet, il partit tout à coup d’un formidable éclat de rire. Les deux consuls qui étaient ses voisins de table lui demandèrent s’il leur serait permis de partager son amusement. Là-dessus Caligula rit encore plus fort : les larmes lui coulaient des yeux. « Non, dit-il, justement : vous ne trouveriez pas cela drôle du tout. Je riais à l’idée que d’une seule inclinaison de ma tête, je pouvais faire tomber sur-le-champ les deux vôtres. »
Les vingt citoyens les plus riches de Rome furent bientôt accusés de trahison. Sans leur laisser le temps de se tuer avant le procès, on les condamna tous à mort. On découvrit ensuite que l’un d’eux, un magistrat supérieur, était en réalité fort pauvre. « L’idiot ! dit Caligula. Pourquoi faisait-il semblant d’avoir de la fortune ? Je m’y suis laissé prendre. Il n’avait pas besoin de mourir. » Le seul qui se tira sain et sauf de l’accusation de trahison fut Afer, un avocat renommé pour son éloquence, l’accusateur de ma cousine Pulchra. Son crime était d’avoir placé dans son vestibule une statue de Caligula avec l’inscription : « À vingt-sept ans, déjà consul pour la seconde fois. » Caligula prétendit que c’était se moquer de sa jeunesse et insinuer qu’il remplissait une charge à laquelle il n’avait pas droit. Il composa un long réquisitoire contre Afer et le débita au Sénat avec toute l’éloquence dont il était capable. Il se vantait volontiers d’être le meilleur orateur du monde et désirait plus encore éclipser l’éloquence d’Afer qu’obtenir sa condamnation et confisquer ses biens. Afer, qui le comprit, feignit d’être ébloui par le génie oratoire de Caligula. Il répétait les accusations l’une après l’autre, les appréciant avec un détachement professionnel. « Oui, murmurait-il, c’est irréfutable… Il a tiré parti de l’argument jusqu’à la dernière parcelle… Un vrai dilemme… Quelle extraordinaire maîtrise de la langue ! » Enfin Caligula se rassit avec un sourire de triomphe. On demanda à Afer s’il avait quelque chose à dire. « Rien, répondit-il, sinon que je n’ai pas de chance. Je comptais sur mes talents oratoires pour apaiser quelque peu la colère de l’Empereur devant mon inexcusable étourderie au sujet de cette inscription. Mais le sort a pipé les dés à mon détriment. L’Empereur a pour lui le pouvoir absolu, toutes les preuves dont il a besoin, et mille fois plus d’éloquence que je ne pourrais espérer en acquérir même si j’échappais à la sentence et travaillais jusqu’à cent ans. » Il fut condamné à mort, mais obtint son sursis le lendemain.
À propos de dés pipés, quand de riches provinciaux venaient à Rome, ils étaient toujours conviés à dîner au palais et à faire ensuite une partie de dés dans l’intimité. La chance de l’Empereur était stupéfiante : il amenait Vénus à chaque coup et dépouillait ses hôtes de tout ce qu’ils possédaient. Au jeu comme ailleurs, il ne se servait que de dés pipés. Par exemple il ôta leur charge aux consuls et leur infligea une lourde amende, pour avoir célébré solennellement, selon la coutume, la victoire d’Auguste sur
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