Moi, Claude
bagatelles.
Nous attendîmes, sans savoir quoi, jusqu’aux approches de l’aube. Tout à coup nous entendîmes un choc de cymbales, puis une musique joyeuse de hautbois et de violons. Des esclaves entrèrent à la file par une porte de côté, portant chacun deux lampes qu’ils posèrent sur des tables. Ensuite la voix puissante d’un eunuque entonna la chanson bien connue : « Quand les longues heures de veille… » Les esclaves disparurent. On entendit un bruit de pas, et bientôt une haute silhouette dégingandée entra en dansant, vêtue d’habits de femme, avec une couronne de roses artificielles sur la tête. C’était Caligula.
Puis la Déesse aux doigts de rose,
Écartant le voile étoilé…
Là, il écarta les draperies de la fenêtre et révéla les premiers rayons de l’aurore. Plus loin, quand l’eunuque arriva au passage où la Déesse aux doigts de rose souffle les lampes une à une, la danse mima aussi la chanson. Pff… pff… pff…
Les amants clandestins s’arrachent
Aux travaux charmants de l’amour.
D’un lit que nous n’avions pas remarqué parce qu’il se trouvait dans une alcôve, la Déesse Aurore tira alors un homme et une jeune fille, aussi nus l’un que l’autre, et leur exprima par gestes qu’il était temps de se séparer. La jeune fille était très belle ; quant à l’homme, c’était l’eunuque qui chantait. Ils s’éloignèrent dans des directions opposées avec un air de profond désespoir. Au dernier couplet :
Aurore, ô reine des déesses
Qui de ton pas lent et charmeur
Viens calmer toutes nos tristesses…
j’eus la présence d’esprit de me prosterner jusqu’au sol. Mes compagnons ne furent pas longs à suivre mon exemple. Caligula sortit en gambadant, et quelques minutes plus tard on vint nous convier à déjeuner avec lui. « Dieu des dieux, lui dis-je, jamais danse ne m’a donné un plaisir intellectuel aussi profond que celle à laquelle je viens d’assister. Je ne trouve pas de mots pour exprimer son charme. »
Mes compagnons firent chorus et déclarèrent qu’il était bien dommage de voir donner ce spectacle incomparable devant une assistance aussi réduite. Caligula répondit avec complaisance que ce n’était là qu’une répétition. La représentation aurait lieu prochainement à l’amphithéâtre, devant la ville entière. Je ne voyais pas comment il obtiendrait son effet de rideau dans un amphithéâtre en plein air, long de plusieurs centaines de pieds, mais je me gardai bien de le dire. Nous fîmes un excellent déjeuner : le plus âgé des consuls était assis par terre, occupé tour à tour à mordre dans son pâté de grives et à baiser le pied de Caligula. J’étais en train de penser à la joie qu’éprouveraient Calpurnia et Briséis en me retrouvant lorsque Caligula, qui était d’humeur fort aimable, me dit tout à coup :
— Jolie fille, n’est-ce pas, Claude, vieux libertin ?
— Très jolie, en effet, mon Dieu.
— Et encore vierge, pour autant que je sache. Aurais-tu envie de l’épouser ? Tu le peux, si tu veux. Je me suis intéressé à elle un moment, mais c’est drôle, je n’aime plus les toutes jeunes femmes… Ni les mûres, d’ailleurs, excepté Césonie. As-tu reconnu la petite ?
— Non, seigneur. À dire vrai, je ne regardais que toi.
— C’est ta cousine Messaline, la fille de Barbatus. Le vieux proxénète n’a pas ouvert la bouche pour protester quand je lui ai demandé de me l’envoyer. Quels couards que tous ces gens, au fond, Claude !
— Oui, seigneur Dieu.
— Eh bien, c’est entendu, je vous marierai demain. Pour le moment, je pense que je vais aller me coucher.
— Mille remerciements et mille hommages, seigneur.
Il me tendit son autre pied à baiser. Le lendemain il tint sa promesse et célébra notre mariage. Il accepta comme honoraires un dixième de la dot de Messaline, mais à part cela il se conduisit assez courtoisement. Calpurnia fut très heureuse de me revoir en vie et joua l’indifférence à la nouvelle de mon mariage. « Très bien, mon ami, dit-elle d’un ton pratique. Je vais retourner à la ferme et m’occuper de tes affaires comme par le passé. Avec cette jolie femme, tu ne t’apercevras pas de mon absence. D’ailleurs, maintenant que te voilà riche, il te faudra retourner vivre au palais. »
Je l’assurai que ce mariage m’était imposé et qu’elle me manquerait beaucoup, au contraire. Mais
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