Moi, Claude
du cou. La foule poussa un grand hourra, qui dut lui monter à la tête, car il commença un discours en langue germanique, entremêlé de latin de soldat. Il avait naguère, disait-il, tué au combat six Romains, dont un officier : il défiait maintenant n’importe quel patricien de se mesurer avec lui à l’épée et de lui porter chance en étant son septième.
Le premier qui se présenta fut un jeune officier d’état-major appelé Cassius Chéréas. Il courut jusqu’à notre loge et demanda la permission de relever le défi. Son père, disait-il, avait été tué en Germanie sous le glorieux général dont on célébrait la mémoire par ces jeux : pouvait-il sacrifier pieusement ce vantard à ses mânes ? Cassius était une fine épée : je l’avais souvent remarqué au Champ de Mars. Germanicus se tourna vers Auguste, puis vers moi : Auguste donna son consentement, je bredouillai le mien. Cassius se rendit au vestiaire et emprunta l’épée, le bouclier et l’armure du Gardon, tant pour faire honneur à celui-ci que pour se porter bonheur à lui-même.
Ce fut un combat comme n’en avaient jamais livré des professionnels. Le Germain balançait sa grande épée, Cassius parait avec son bouclier et essayait de passer sous la garde de l’autre. L’homme était aussi agile que fort : à deux reprises il fit tomber Cassius sur les genoux. La foule se taisait comme devant un spectacle religieux : on n’entendait que le bruit de l’acier et le cliquetis des boucliers. « Le Germain est trop fort pour lui, j’en ai peur, dit Auguste. Nous n’aurions pas dû permettre cela. Si Cassius est tué, cela fera mauvaise impression à la frontière. »
Tout à coup Cassius glissa dans une mare de sang et tomba sur le dos : le Germain se pencha sur lui avec un sourire de triomphe. Mes oreilles bourdonnèrent, un voile noir s’étendit devant mes yeux : je m’évanouis. C’était la première fois que je voyais tuer des hommes : dans le premier combat j’avais tremblé pour le Gardon, et maintenant il me semblait que je défendais moi-même désespérément ma propre vie. C’en était trop. Je ne vis donc pas le revirement surprenant de Cassius au moment où le Germain levait sur son crâne cette affreuse épée ; je ne le vis pas frapper rapidement de bas en haut les reins du Germain avec la bosse de son bouclier, rouler sur le côté et porter à l’adversaire le coup de grâce sous l’aisselle. Car Cassius tua bel et bien son homme. Pour moi, on ne s’aperçut de mon évanouissement qu’au moment où je revenais à moi. On me réinstalla à ma place jusqu’à la fin de la journée : me faire emporter eût été un déshonneur pour tout le monde.
Le lendemain les Jeux continuèrent, mais je n’y assistai pas : on annonça que j’étais malade. Je manquai un des spectacles les plus curieux de l’amphithéâtre : le combat entre un éléphant des Indes – beaucoup plus gros que ceux d’Afrique – et un rhinocéros. Les connaisseurs pariaient pour ce dernier, malgré l’infériorité de sa taille, à cause de son cuir plus épais et de sa longue corne pointue. En Afrique, expliquaient-ils, l’éléphant évite les approches du rhinocéros, qui règne sans conteste sur son territoire. Mais l’éléphant des Indes, lui, attendit de pied ferme la charge du rhinocéros et le reçut à coups de défense, puis, quand celui-ci se retira déconfit, le poursuivit lourdement à son tour. Enfin, se voyant incapable de percer l’armure épaisse de l’animal, il eut recours à la ruse. Il ramassa avec sa trompe un gros balai d’épines oublié par un balayeur sur le sable et le précipita à la face de son ennemi pendant qu’il chargeait : il réussit ainsi à lui crever les deux yeux l’un après l’autre. Le rhinocéros, fou de rage et de douleur, se jeta contre la palissade, l’enfonça, et s’assomma en se brisant la corne sur le mur de marbre qui était derrière. Alors l’éléphant s’approcha, la bouche ouverte comme s’il riait, agrandit la brèche de la palissade, et se mit à piétiner le crâne de son ennemi : puis il agita la tête en mesure et s’éloigna paisiblement. Le conducteur indien accourut avec un énorme plat de friandises que l’éléphant se versa dans la bouche aux applaudissements frénétiques de l’assistance. Puis la bête mit avec sa trompe le conducteur sur son cou et trotta vers Auguste : elle s’agenouilla devant lui et barrit le salut
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