Moi, Claude
passa une jambe par-dessus la balustrade et se hissa sur le balcon. Je restai paralysé ; ma première pensée fut : « C’est un assassin envoyé par Livie. » J’allais appeler à l’aide quand l’homme me dit tout bas :
— Chut ! tout va bien… je suis Postumus.
— Postumus, quelle peur tu m’as faite ! Pourquoi grimpes-tu ici à cette heure de la nuit comme un voleur ? Mais qu’as-tu ? ta figure saigne, ton manteau est déchiré.
— Je suis venu te dire adieu, Claude.
— Je ne comprends pas. Auguste a-t-il changé d’avis ? Je croyais la nomination déjà officielle.
— Donne-moi à boire : j’ai soif. Non, je ne vais pas à la guerre. Au contraire. On m’envoie à la pêche.
— Ne parle pas par énigmes. Voici le vin. Bois vite et dis-moi ce qu’il y a. Où vas-tu à la pêche ?
— Oh ! dans un îlot quelconque. Je ne pense pas qu’on l’ait déjà choisi.
— Tu veux dire…
Mon cœur se serra : je sentais ma tête bourdonner.
— Oui, on m’exile – comme ma pauvre mère.
— Mais pourquoi ? Quel crime as-tu commis ?
— Aucun crime qu’on puisse annoncer officiellement au Sénat. Je pense qu’on fera resservir la phrase « dépravation incurable ». Tu te rappelles le « Débat sur l’oreiller » ?
— Oh ! Postumus ! Est-ce que ma grand-mère…
— Écoute bien, Claude : le temps presse. Je suis aux arrêts de rigueur, mais je viens d’assommer deux de mes gardes et de m’enfuir. La Garde du palais est alertée, toutes les issues fermées. Ils savent que je suis quelque part dans ce bâtiment et vont fouiller toutes les pièces. Mais il fallait que je te voie, pour te dire de ne pas croire tout ce qu’on a inventé contre moi : je veux que tu saches la vérité et que tu la répètes à Germanicus telle que je vais te la dire. Tu lui feras aussi mes amitiés. Votre opinion à tous deux est la seule dont je me soucie.
— Je n’oublierai pas un mot, Postumus. Vite, dis-moi tout.
— Eh bien, tu sais que depuis quelque temps je n’étais pas en faveur auprès d’Auguste. Au début je n’en devinais pas la raison, puis j’ai compris que Livie me desservait auprès de lui. Il est d’une faiblesse extraordinaire dès qu’il s’agit d’elle. Pense donc : vivre avec elle depuis près de cinquante ans et croire encore tout ce qu’elle dit ! Mais Livie n’était pas seule dans le complot. Il y avait aussi Livilla.
— Livilla ! oh ! comme je regrette…
— Oui. Tu sais combien je l’aimais et combien j’ai souffert pour elle. Tu m’as dit une fois, il y a un an, qu’elle n’en valait pas la peine, tu te rappelles que je t’en ai voulu au point de rester longtemps sans t’adresser la parole. Je le regrette maintenant, Claude. Mais tu sais ce que c’est que d’être désespérément amoureux. Je ne t’ai pas tout dit : au moment d’épouser Castor elle m’avait expliqué que Livie lui imposait ce mariage et qu’au fond elle n’aimait que moi. Pourquoi ne l’aurais-je pas crue ? J’espérais qu’un beau jour quelque chose arriverait à Castor et que nous pourrions nous marier. Je ne pensais qu’à cela nuit et jour.
« Cet après-midi, j’étais assis avec elle et Castor sous la tonnelle, près de l’étang des carpes. Castor s’est mis à me chercher querelle. Je me rends compte maintenant que tout cela avait été soigneusement arrangé entre eux à l’avance. « Alors, m’a-t-il dit pour commencer, on t’a préféré Germanicus, hein ? » Je répondis que je considérais ce choix comme juste et que je venais d’en féliciter Germanicus. Il continua en se moquant : « Alors la chose a l’approbation de Ton Altesse ? Et, dis-moi, comptes-tu toujours succéder à ton grand-père comme empereur ? » Je me contins par égard pour Livilla et dis que je ne trouvais pas convenable de discuter la succession du vivant d’Auguste. Puis je lui demandai ironiquement s’il posait aussi sa candidature. Il eut un mauvais sourire. « Si je le faisais, dit-il, j’aurais sans doute plus de chances que toi. J’obtiens généralement ce que je veux. Je me sers de mon intelligence. C’est ainsi que j’ai obtenu Livilla : je ris encore en me rappelant combien il m’a été facile de convaincre Auguste que tu n’étais pas le mari qu’il lui fallait. Peut-être obtiendrai-je de la même façon les autres choses dont j’ai envie. Qui sait ? » Cette fois la colère m’envahit : je lui
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