Mon frère le vent
proclamer son nom et entendit les hommes l'appeler avec cérémonie, presque comme une incantation.
Il se rassit et accosta en trois coups de rame.
— Où sont tes marchandises ? s'enquit un des hommes.
— Là, dit le Corbeau en pressant une main sur sa poitrine. Dyenen, puissant chaman du Peuple des Rivières, a partagé avec moi la connaissance de ses pouvoirs. J'ai passé de nombreux jours dans la prière et le jeûne afin de gagner moi-même ce pouvoir.
— On t'a rarement vu jeûner, remarqua le mari de Lanceuse d'Ardoise.
Plusieurs hommes s'esclaffèrent mais le Corbeau retint une réplique furieuse. Au lieu de quoi, il serra la gorge et fit venir une voix du feu de plage.
— Qui es-tu pour douter des pouvoirs spirituels d'un chaman ?
Les hommes reculèrent, regardèrent le feu avec admiration et étonnement, puis regardèrent le Corbeau. Ils se turent un moment puis tous se mirent à parler en même temps. Des paroles de louange, de crainte. Le Corbeau songea à Queue de Lemming, à Shuku et à Souriceau. Il sourit et murmura :
— Bonne affaire.
86
Chasseurs de Baleines
Mer de Bering
Ils dépassèrent la plage des Commerçants au cours de la nuit. La lune s'était couchée et il faisait noir. Kukutux distinguait l'ikyak de son mari derrière l'ik des femmes, entendait sa voix murmurer des paroles de colère contre le chef de ce petit village niché au fond de la longue baie à deux bras. De la mer, on ne voyait pas le village, mais Kukutux sentait la différence dans l'air comme ils passaient, comme si les prières des habitants apportaient un peu de douceur au vent. Bientôt, elle fut trop occupée à pagayer, à lutter contre le ressac à l'endroit où la baie se vidait dans la mer, pour remarquer la moindre différence.
Puis ils se retrouvèrent dans la houle régulière de la mer du Nord. Kukutux repoussa de ses yeux ses cheveux raidis par le sel. Elle aurait bien voulu avoir été autorisée à rester avec les anciens au village des Chasseurs de Baleines. Ils auraient cette année une vie agréable. Avec peu de bouches à nourrir et les provisions laissées par Roc Dur, ils ne souffriraient pas de la faim.
— Vois-tu les hommes ? demanda Panier Moucheté.
— Seulement Waxtal, répondit Kukutux. Il est derrière nous.
Et elle se demanda comment Panier Moucheté pouvait espérer qu'elle distingue quoi que ce soit dans le noir.
— Je crois qu'ils sont loin devant, ajouta-t-elle.
— Ils nous ont obligées à venir et ils ne nous attendent même pas, protesta Elle Pleure d'une voix geignarde qui écorcha les oreilles de Kukutux.
— Ils trouvent que nous lambinons, dit Panier Moucheté. Pourtant ils se doutaient bien que nous ne pourrions soutenir leur rythme avec nos iks. Même un chasseur avance moins vite en ik qu'en ikyak.
— Nous devrions faire demi-tour, suggéra Elle Pleure.
Kukutux serra les dents pour ne pas répondre. Quelle sottise de croire qu'elles pouvaient retourner chez elles ! Cela faisait maintenant deux lunes qu'ils voyageaient.
Chaque journée était remplie de récriminations et de colère. Mais ces plaintes étaient contre les époux, pas contre Waxtal. C'est lui qui lèverait la malédiction qui pesait sur les Chasseurs de Baleines. Pourquoi lui adresser le moindre reproche ?
Pourtant, plus Kukutux était épouse de cet homme, plus elle se posait de questions sur ses pouvoirs, il avait sculpté la défense, mais c'était visiblement la seule chose qu'il savait faire. Il ne chassait pas, ne fabriquait pas d'armes, ne péchait pas.
Il lui arrivait de prier et de jeûner. Mais la plupart du temps, il mangeait la part de deux chasseurs et souvent, alors qu'il prétendait être en prières, Kukutux l'avait surpris en train de dormir. Cependant, pourquoi douter d'un homme qui parlait aux esprits ? S'il possédait véritablement de grands pouvoirs, ses doutes à elle attireraient non seulement le courroux de son époux mais celui des esprits.
La bataille contre Samig et les Traqueurs de Phoques serait la preuve des pouvoirs de Waxtal, songea Kuku-tux. Mais elle ne pouvait s'empêcher d'être inquiète et affolée.
Comment un homme aussi vieux que Waxtal pouvait-il tuer un jeune chasseur comme Samig ?
Répondant à sa propre question, Kukutux se souvint que le pouvoir ne réside pas seulement dans la chair et l'os. La force de Waxtal était une force intérieure émanant de ses sculptures.
Elle inspira profondément. Ses épaules étaient
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