Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
glisser par les serveurs sous les assiettes dans les restaurants, etc. Janusz Kusocinski, le fameux détenteur du record du monde du 5 000 mètres et vainqueur aux Jeux olympiques de 1932, fut fusillé pour cette raison par la Gestapo alors qu’il servait comme garçon dans un café de Warszawa.
Jamais, avant la guerre, je n’avais réalisé quelle influence immense pouvait avoir la poésie sur les gens, surtout des gens qui se battaient pour un idéal. Il n’y avait pratiquement pas de journal clandestin qui ne publiât des vers de nos poètes tels que Adam Mickiewicz, Juliusz Slowacki, Cyprian Norwid ou Maria Konopnicka. Un groupe de poètes contemporains affirma son talent en soutenant par la plume le combat contre l’occupant nazi cxxi . La presse clandestine n’était pas seulement consacrée à la politique et aux questions militaires, mais aussi à la culture et à la religion. J’ai réussi à conserver une copie du texte suivant publié au printemps 1942, que je n’hésite pas à appeler aujourd’hui une version moderne du Notre Père. C’est le Pater émouvant, mélancolique et passionné de la résistance polonaise. Il fut réimprimé dans de nombreux journaux et des milliers de garçons et de filles l’apprirent par cœur dans des écoles clandestines :
« Notre Père qui es aux cieux, jette un regard sur la Pologne, notre patrie martyrisée.
Que Ton nom soit sanctifié en ce jour de notre désespoir infini, et de notre silence.
Que Ton règne arrive. Nous prions chaque matin, répétant obstinément que Ton règne commence sur la Pologne entière et que dans le rayonnement de la liberté adviennent la Paix et l’Amour.
Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Ta volonté s’accomplira. Mais ce ne peut être Ta volonté que le meurtre et la débauche règnent sur le monde et que le sang coule à flots. Puisse Ta volonté faire que les cellules humides des prisons se vident, qu’il n’y ait plus jamais sur cette terre de fosses remplies de cadavres, que cesse de s’abattre sur nos têtes le fouet diabolique de la peur. Que le ciel au-dessus de nos têtes nous apporte lumière et chaleur au lieu des bombes et du feu. Fais que les avions soient des messagers de joie et non de mort. Ta volonté sera faite sur la terre. Seigneur, jette un regard sur notre terre couverte de tombes, éclaire la route de nos fils, de nos frères et de nos pères, des soldats polonais qui, par leur combat, se frayent le chemin du retour. Fais que les mers rendent les noyés, la terre ceux qui y sont enterrés, que les sables des déserts et les neiges de Sibérie nous rendent au moins les corps de ceux que nous aimions.
Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien… Mais un autre pain quotidien que celui que chaque jour nous impose. Fardeau trop lourd pour nos épaules car il est exode et émigration, et mort dans les cachots, mort qui vient du feu des canons, tortures des camps, mort par la famine, mort sur le champ de bataille. C’est le tourment du silence quand nos gorges s’étranglent des cris de la douleur contenue ; notre pain quotidien c’est le froid de l’acier sur nos poignets.
À ce pain quotidien qui est le nôtre, ajoute, ô Seigneur, la force, l’endurance, la patience et la volonté pour que nous tenions en silence et que nous ne criions pas avant que l’heure n’ait sonné.
Pardonne-nous nos offenses. Pardonne-nous, Seigneur, si nous sommes trop faibles pour écraser la bête. Renforce notre bras afin qu’il ne tremble à l’heure de la vengeance. Ils ont péché contre Toi, ils ont enfreint Tes lois éternelles. Ne permets pas que nous péchions contre Toi. Que nous péchions par faiblesse comme ils ont péché par licence criminelle.
Et ne nous laisse pas succomber à la tentation. Ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais fais périr les traîtres et les espions qui sont parmi nous. Ne laisse pas l’argent aveugler le cœur des riches. Que le repu nourrisse l’affamé, qu’à toute heure et partout les Polonais se reconnaissent entre eux. Fais que notre bouche reste muette quand nos os craquent sous la torture. Et ne nous laisse pas succomber à la tentation d’oublier demain ce que nous souffrons aujourd’hui.
Mais délivre-nous du Mal. Défends-nous, Seigneur, contre le mal. Contre l’ennemi mortel de notre patrie. Sauve-nous, ô Seigneur, de la misère et de la déportation, de la mort sur terre, sur mer et dans les airs, et de la
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