Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
à les polir à la façon d’une personne pleine de tact qui attend que son interlocuteur ait mis suffisamment d’ordre dans la confusion de ses idées avant de répondre à une question difficile. Je me trouvais dans une situation sans issue. Derrière ce machiavélisme, un fait apparaissait malheureusement comme certain : il croyait vraiment que la jeune fille au bouquet de roses était une émissaire chargée de préparer mon évasion. Il était piquant que, pour une fois où j’aurais pu dire la vérité à la Gestapo, j’étais certain de ne pas être cru. Je haussais les épaules d’un air las, m’en remettant au destin. J’étais battu.
— La jeune fille est complètement innocente. Elle est bien trop naïve pour être mêlée…
Il m’interrompit avec impatience :
— Alors, non, si c’est là votre attitude, vous feriez mieux de vous préparer à partir.
Le reste de mes paroles expira sur mes lèvres.
Chapitre XV Mon sauvetage
On me mit encore une fois mes habits et je fus conduit jusqu’à l’auto. Je n’avais aucune idée de notre destination, et même j’étais dans un état trop pitoyable pour me livrer à la moindre conjecture. Les hommes de la Gestapo se placèrent à mes côtés. Nous roulions dans le crépuscule tombant qui rosissait les montagnes slovaques. L’air était vif et un peu froid. Les villages défilaient les uns derrière les autres, mais je n’y prêtais aucune attention. Une seule pensée agitait mon esprit… le suicide, l’occasion de sauter à bas de la voiture.
C’est juste un peu avant la tombée de la nuit que je commençai à sortir de mon apathie. Mon cœur se mit à battre plus vite lorsque je reconnus un paysage familier, une petite maison blanche aux volets bleu foncé. Nous avions franchi la frontière. Nous étions en Pologne du Sud. Autrefois, j’avais passé d’heureuses vacances d’été dans cette maison. Nous étions sortis de la ville de Krynica-Zdroj avant que mes yeux aient pu s’en repaître à leur aise et, en moins d’une heure, nous arrivions dans une petite ville où j’avais souvent travaillé lxxxii .
C’est depuis cet endroit que j’avais été envoyé à deux reprises en mission à l’étranger par la Résistance. J’y avais beaucoup de relations, mon agent de liaison, mes guides habitaient dans cette ville. Serait-ce notre destination ? Je n’osais même pas me laisser aller à l’espérer. La voiture ralentissait, maintenant. Nous parvînmes au cœur de la cité en nous faufilant parmi les paysans, les cyclistes et les piétons. Après avoir atteint la place du Marché, la voiture s’arrêta devant l’hôpital.
Ce fut la répétition de mon entrée à l’hôpital de Presov. Flanqué des gardes, je me traînai jusqu’en haut de l’escalier. J’étais vraiment malade et faible, mais j’exagérais ma faiblesse. Mes pansements étaient trempés de sang, ce qui rendait mon manège plus plausible. Mes gardes furent obligés de me porter au second étage et ils me déposèrent sans précaution sur un lit.
Lorsqu’ils furent partis, je m’appuyai sur un coude et j’examinai mes voisins de chambre. Ils étaient cinq, tous des vieillards, dont l’âge me semblait aller de soixante-dix à quatre-vingts ans. Ils me fixaient avec étonnement et semblaient fondus en un seul amas de barbes rêches, de têtes chauves et de gencives édentées. C’était une vision étrange, mais sur le moment je n’étais pas capable d’en savourer le comique. Je me demandais ce que les nazis pouvaient bien manigancer. Était-ce là une nouvelle épreuve psychologique imaginée par la « race des seigneurs » ? Peut-être voulaient-ils me mettre dans un état de confiance excessive où je ne manquerais pas de me trahir ? Puis l’idée me vint qu’ils avaient pu m’amener dans cette ville spécialement pour attirer mes amis et camarades. Pourtant, il ne semblait pas possible qu’ils aient pu connaître mes contacts que j’avais en ce lieu. Mon esprit retournait anxieusement toutes les données du problème, sans arriver à une conclusion.
Les murmures des vieillards cessèrent brusquement, comme si un coup de vent les eût éparpillés hors de la pièce ainsi qu’une volée de feuilles mortes. J’avais vécu assez longtemps dans un hôpital pour savoir que c’était le signal de l’entrée de la Gestapo. Je fermai les yeux et je m’agitai convulsivement sur le lit, comme en proie à une vive douleur. Un homme et
Weitere Kostenlose Bücher