Morgennes
ses maigres murailles enfoncées par les Francs, était prise.
Sous la conduite de leur maître Gilbert d’Assailly, les Hospitaliers et leurs cohortes de mercenaires furent les plus ardents propagateurs de la foi chrétienne. Avides de faire de cette cité la pièce maîtresse de leurs futures possessions égyptiennes, ils s’employèrent à la nettoyer de tout ce qui y avait vécu en dehors de leurs lois, et jusqu’à présent dans une paix relative. Des enfants, qui sortaient en courant d’une maison livrée aux flammes, étaient cloués à terre par un coup de lance ; les femmes étaient violées sous les yeux des hommes, les filles sous ceux de leurs parents, et tous finissaient décapités, dans le meilleur des cas. Car, pris d’une ardeur démoniaque, les Hospitaliers – auxquels on avait beaucoup promis, et qui cherchaient à donner un avant-goût de l’Enfer à ces mécréants – pensaient démontrer la vigueur de leur foi par l’éventail de leurs capacités à innover en matière de cruauté.
Pauvres enfants démembrés, qu’on s’amusait à faire courir les bras arrachés dans les rues de la ville, afin de les voir trébucher puis agoniser sur le cadavre d’un autre. Jambes à moitié coupées, cous à demi tranchés, mains, doigts, sexes et seins donnés en pâture à des chiens dressés pour attaquer et qu’on avait « oublié » de nourrir en prévision du siège.
Les manteaux noirs à croix blanche se teintaient de rouge, et jusqu’aux jambes des chevaux, qui pataugeaient dans les intestins, broyant les viscères et mélangeant les boyaux au son d’une symphonie de râles.
Pouvait-on être plus cruel ? Assurément. Mais Amaury, que ce spectacle écœurait au-delà de toute mesure, appela à cesser le carnage :
— Arrêtez !
On ne l’écoutait pas. C’était peut-être le roi – mais ce n’était pas Dieu, ni le pape. Et en cette heure, Dieu avait ordonné : « Tuez ! Massacrez sans distinction de religion, d’âge ni de sexe. Tuez-les tous ! »
Cet holocauste devait servir à alimenter le féroce appétit du Dieu des Hospitaliers.
— Arrêtez ! cria une nouvelle fois Amaury.
En vain.
Sachant qu’il devait prendre du recul s’il ne voulait pas voir son autorité, déjà vacillante, réduite à néant, il regagna sa tente à l’orée de la ville. Là, il se fit apporter la Vraie Croix et s’enferma avec elle.
— Toi, cria-t-il à la relique, est-ce cela que tu voulais ? Notre p-p-perdition ? Ne comprends-tu pas que c’est p-p-pour toi qu’ils ont entrepris cette expédition ? Qu’attends-tu de nous ? Des massacres, des meurtres, du sang ? Rien d’autre ? La p-p-paix ne te sied-elle donc pas ?
Puis, se tournant vers l’entrée de sa tente, il hurla :
— Guillaume !
Guillaume de Tyr passa la tête à l’intérieur de la tente :
— Sire ?
— Approche !
Guillaume rejoignit Amaury, en s’efforçant de contenir la colère qui bouillonnait en lui.
— Dis-moi, lui demanda Amaury, les p-p-pensées qui t’occupent l’esprit.
— Majesté, je ne sais.
— Guillaume, tu ne m’as jamais menti. De tous les êtres que je c-c-connais, tu es l’un des rares entre les mains desquels je remettrais la vie de mon fils, qui est mon bien le plus précieux. Que p-p-penses-tu de ma royale personne ? Dis-moi la vérité.
— Sire, vraiment, non…
— Parle, ou par ma foi je te c-c-coupe la langue !
Guillaume déglutit, puis donna au roi son avis, ainsi qu’il le lui avait commandé :
— Majesté, je pense que vous avez trahi votre parole, par deux fois, et votre fonction… Je pense qu’un châtiment redoutable nous attend, je pense…
— Par deux fois ?
— La parole que vous avez donnée, à travers moi, à l’empereur de Byzance, Manuel Comnène. Vous étiez convenu de l’attendre encore un an, avant d’attaquer…
— Et d-d-d’une.
— Et la parole que vous aviez donnée cet été au calife al-Adid et à son vizir, Chawar. Rappelez-vous cette cérémonie, au cours de laquelle vous avez insisté pour serrer la main nue du calife. Il s’est soumis à vos exigences, sans les comprendre, et…
— Alors, d’après toi, je suis un t-t-traître ?
— L’un des pires.
— Allons, je ne suis quand même pas Judas ?
— Pas plus que le calife d’Égypte n’est Jésus. Ceux que vous avez trahis se trouvaient à vos côtés, prêts à vous aider… Ceux que vous avez trahis, c’est votre frère,
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