Morgennes
somme !
— Méfie-toi, vizir ô mon ami, car je ne saurais à moins p-p-persuader les Hospitaliers de renoncer à leurs projets. Tu sais comme ils sont ! Les seules paroles qu’ils c-c-comprennent sont celles qui brillent…
— Celles des armes ?
— Par D-d-dieu, non ! Celles de l’or.
— En d’autres temps, dit Chawar, j’aurais peut-être accepté. Mais plus maintenant. La flotte que tu avais envoyée à Tanis est bloquée sur le Nil, et j’ai pris mes dispositions. Pour commencer, sache que l’Égypte est maintenant réunie dans la haine des Francs. Ensuite, je tiens à te montrer quel magnifique banquet j’ai préparé pour ta venue.
D’un geste, Chawar invita Amaury à le suivre de l’autre côté de la haute dune qui les séparait du Caire. Et Amaury comprit en atteignant le sommet que la partie était perdue. À l’horizon, une barre purpurine montait à l’assaut des cieux dans un mélange de fumées. Ces fumées, cette longue ligne incandescente, étaient le résultat de l’incendie du Vieux Caire, que Chawar – tel un Néron des temps modernes – avait ordonné de brûler.
— Vois-tu cette fumée ? C’est Fostat ! J’ai donné l’ordre, hier soir, d’y déverser vingt mille pots de naphte, et d’y jeter dix mille torches. Il ne restera bientôt rien qui te soit utile. Renonce à ton entreprise, autrement Le Caire subira le même sort…
Amaury regarda Chawar, et lui dit :
— Fort bien. Je crois que tout est t-t-terminé… Je suis prêt à repartir, en échange de cent mille dinars.
— En voici cinquante mille ! lui cria Chawar. Et tu devras t’en contenter. Mais je te promets de t’en faire parvenir autant dès que ton destrier mangera son picotin d’avoine dans son écurie.
Amaury donna l’ordre à trois de ses valets d’aller charger sur des mulets les sacs d’or apportés par Chawar. Enfin, il salua le vizir :
— J’espère que nous aurons un jour l’occasion de nous revoir.
Le vieux vizir, que des années d’exercice du pouvoir avaient rompu à toutes les finesses de l’art diplomatique, répliqua – non sans sincérité :
— Je l’espère aussi…
Puis, comme l’armée franque s’en repartait vers l’orient, Chawar mâchouilla sa moustache et poussa au grand galop sa jument, afin de rattraper Amaury :
— Une dernière chose, ô mon ami ! Sache qu’en ce moment même plusieurs milliers de cavaliers – dont deux mille d’élite – ont quitté Damas pour s’en venir au Caire…
— Je le savais, vieille c-c-crapule !
— Je n’y suis pour rien. C’est mon fils… Enfin, te voici renseigné. Si tu veux te porter jusqu’à eux, libre à toi. Je crois que cette information vaut bien le million de dinars que tu n’as pas eu.
— Oh non, fit Amaury, elle vaut bien plus que cela…
La paupière lourde, il contempla la rive gauche du Nil, baignée de lueurs rougeâtres qui s’en venaient troubler le paysage. Des tourbillons de poussière, mélange de cendres et de suie, volaient dans l’air à la recherche d’un endroit où se poser. Souvent c’était sur un palmier. Alors, comme des candélabres géants, les arbres plantés le long du fleuve s’embrasaient. Des flammes au bout des poils, des singes en jaillissaient pour plonger dans les eaux du Nil, où des crocodiles les attendaient la gueule grande ouverte. De mémoire d’Égyptien, jamais les crocodiles ne firent un tel festin. Les singes étaient dorés à point.
Amaury fit faire volte-face à sa monture, et prit la tête de son armée. Il la mena, non vers les déserts égyptiens, par où Chirkouh et ses cavaliers étaient susceptibles de passer, mais vers Mataria où, quelques siècles plus tôt, la Vierge s’était arrêtée, à l’ombre d’un sycomore.
Enfin, comme il chevauchait tristement, marmonnant dans sa barbe, Guillaume de Tyr s’approcha de lui pour s’enquérir de ses pensées, que voici : « Les gouverner c-c-correctement m’eût apporté richesse et paix, les p-p-piller m’a détruit. »
49.
« Êtes-vous Dieu ? – Non, ma foi. – Mais qu’êtes-vous donc ? »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Perceval ou le Conte du Graal .)
Ces événements venaient à peine de se produire, lorsque Morgennes et Guyane revinrent auprès du puits. Sur sa margelle était posé l’ouvrage auquel travaillait Guyane : un voile noir destiné à servir d’écrin à un immense édifice cubique appelé Kaaba. À l’intérieur de ce bâtiment,
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