Mort à Devil's Acre
traits se crisper et une légère pâleur l’envahir, mais elle n’aurait
su dire si c’était là l’effet de la pitié ou de la colère.
— Elle pourrait s’occuper d’œuvres charitables, suggéra
George. Emily me dit souvent qu’il y a tant à faire pour les indigents.
— Ah, nous y voilà ! s’écria Christina, rageuse. Quand
un gentleman s’ennuie, il peut jouer aux cartes ou aux dés à son club, parier
sur des chevaux ou des chiens, participer à des courses d’attelage, chasser, jouer
au billard, se rendre au théâtre – ou dans des lieux moins bien fréquentés… Mais
lorsqu’une dame s’ennuie, il ne lui reste qu’à s’occuper d’œuvres de
bienfaisance, rendre visite aux affamés, aux pouilleux, et leur murmurer des
paroles lénifiantes pour les encourager à se montrer vertueux !
Il y avait beaucoup trop de vérité dans ce que venait de
dire Christina pour que Charlotte cherchât à la contredire ; pourtant elle
fut incapable de lui expliquer le sentiment d’utilité et de satisfaction que
lui procurait son combat pour une réforme parlementaire. Comparés à l’urgence
de la mise en place d’une aide aux indigents, les jeux de société et même le
sport lui semblaient coupés de la réalité et insupportablement futiles.
Elle se pencha en avant, cherchant ses mots. Tout le monde
la regardait, mais aucune phrase appropriée ne lui vint à l’esprit.
— Si vous vous prépariez à nous exposer les charmes de
la littérature militaire de papa, Miss Ellison, je vous en prie, ne vous
fatiguez pas, fit Christina d’un ton glacial. Je ne veux rien savoir du nombre
des victimes de l’épidémie de choléra à Sébastopol, ni de celui des pauvres
diables qui ont trouvé la mort dans la charge de la Brigade légère. Pour moi, tout
cela n’est qu’un jeu stupide, joué par des hommes que l’on devrait enfermer à l’asile.
Là, au moins, ils ne pourraient faire de mal à personne d’autre qu’à eux-mêmes.
Pour la première fois, Charlotte ressentit un élan de
sympathie pour Christina !
— Il faudrait pouvoir présenter un projet de loi qui
rende votre idée applicable, Mrs. Ross ! s’exclama-t-elle, enthousiaste. Pensez
à tous ces jeunes hommes qui pourraient ainsi échapper à la mort !
Christina la dévisagea avec un curieux petit froncement de
sourcils. Elle ne s’était pas attendue à ce que l’on approuvât sa tirade, et
surtout pas Charlotte. Elle avait seulement eu l’intention de faire un éclat.
— Vous me surprenez, dit-elle avec franchise. Je
croyais que vous admiriez les militaires.
— Je déteste la vanité aveugle, répondit Charlotte, et
je déplore la stupidité. Dans l’armée, ces deux défauts sont encore plus
dangereux qu’ailleurs, sauf peut-être au Parlement ! Mais cela n’en
diminue pas le respect que j’éprouve pour le courage des soldats.
— Au Parlement ? s’étonna Augusta, incrédule. Voyons,
Miss Ellison ! Que voulez-vous dire ?
— Un imbécile siégeant au Parlement peut parvenir à
oppresser des millions de personnes, expliqua Balantyne. Et Dieu sait qu’il y a
des idiots à la Chambre. Et infatués d’eux-mêmes.
Il dévisagea Charlotte avec une totale franchise, comme s’il
avait temporairement oublié qu’elle était une femme.
— J’avoue que depuis longtemps, je n’avais pas entendu
des choses aussi sensées résumées avec une telle simplicité. Mais ne vous
apprêtiez-vous pas à dire quelque chose, au moment où Christina a pris la
parole ? ajouta-t-il en fronçant les sourcils. De quoi s’agissait-il ?
Il la regardait intensément. Ses yeux bleu clair brillaient
d’un éclat plus vif que dans son souvenir. Charlotte avait conscience de la
force morale de cet homme, de la volonté qui lui avait permis de commander ses
troupes dans les moments les plus critiques. Elle ne chercha pas de formules
alambiquées et répondit avec simplicité :
— Eh bien, voilà : je consacre un peu de mon temps
libre à promouvoir un projet de loi qui tende à renforcer la lutte contre la
prostitution infantile ; les lois actuelles sont scandaleusement laxistes.
C’est une honte d’abuser d’enfants, garçons ou filles, ou de se livrer à leur
trafic.
Alan Ross l’observait avec attention, les yeux plissés. Augusta,
quant à elle, la dévisagea sans comprendre.
— Vraiment ? Je n’aurais pas imaginé que l’on
puisse se lancer dans une telle aventure sans connaître parfaitement
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