Mort à Devil's Acre
phrase de politesse semblerait bien dérisoire, alors
qu’apparemment le sujet venait de susciter une vive émotion. Elle n’en
comprenait d’ailleurs pas la cause. Si Christina, à la suite d’une folle
chevauchée, avait fait une grave chute, il était indélicat d’aborder le sujet. Était-ce
là la raison pour laquelle elle n’avait pas encore d’enfants ? Charlotte
repoussa le sentiment de pitié qui l’envahissait. Christina lui était
antipathique et le resterait.
— Emily joue du piano, dit-elle finalement.
Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire pour combler le silence.
— Je vous demande pardon ? fit Augusta.
Charlotte remarqua sur sa gorge des rides qu’elle n’avait
encore jamais observées auparavant.
— Je disais qu’Emily jouait du piano, répéta-t-elle, embarrassée.
Elle se sentait complètement ridicule.
— Ah bon ? Et vous ?
— Non, je préférais la peinture et papa n’a pas insisté.
— Sage décision. C’est une perte de temps de forcer un
enfant qui n’a pas de dons pour la musique.
Charlotte ne sut que répondre. Elle cessa soudain de se
sentir gênée par la douceur et l’honnêteté qu’elle avait lues dans les yeux du
général, lorsque, négligeant les bienséances, il s’était adressé à elle en
toute simplicité, comme à un proche avec lequel on peut évoquer toutes sortes
de sujets intimes qui vous tiennent à cœur.
Les trois hommes ne tardèrent pas à les rejoindre au salon. Charlotte
fut heureuse de se voir bientôt engagée avec le général dans une longue
conversation sur la retraite de Russie. Son intérêt était si grand qu’elle n’avait
nul besoin de faire semblant de partager sa fascination pour cet événement
historique ayant entraîné de grands bouleversements dans toute l’Europe. Elle
ressentait, comme lui, une immense pitié pour ces soldats morts de froid dans
la solitude glacée des steppes russes.
Lorsqu’ils se levèrent pour prendre congé, ce ne fut pas le
visage de Christina qui resta gravé dans son esprit, mais celui du général. Elle
n’en éprouva que plus tard un sentiment de culpabilité, lorsque Emily lui
adressa la parole dans la voiture.
— Vraiment, Charlotte, s’exclama celle-ci d’un ton acide,
je t’avais demandé de faire la conversation au général pour apprendre des
détails susceptibles de nous intéresser, non pour lui faire perdre l’esprit !
Il serait temps que tu apprennes à te contrôler ! C’est cette robe abricot
qui t’a fait tourner la tête ?
Charlotte se sentit rougir. Dans l’obscurité, George et
Emily ne s’aperçurent heureusement de rien.
— Je ne voyais pas ce que je pouvais extorquer à
Christina au sujet des fréquentations de ses amies volages, répondit-elle du
tac au tac. Tout le monde m’a prise pour une vieille fille passant ses journées
devant un chevalet, quand elle ne s’occupait pas d’œuvres de charité !
Emily préféra changer de tactique.
— Je comprends que tu ne l’aimes pas, dit-elle d’un ton
patient. Elle me déplaît profondément, à moi aussi. Et elle s’est montrée très
impolie à ton égard. Mais là n’est pas la question. Nous étions venues pour les
besoins de l’enquête, non pour passer une bonne soirée !
Charlotte ne trouva rien à répondre. Elle n’avait appris
quoi que ce fût de très intéressant, mais pour être honnête, elle s’était
beaucoup divertie. Pourtant, la soirée avait été parfois insupportable, surtout
pendant le repas. Elle avait oublié à quel point la bonne société pouvait se
montrer impitoyable.
— Et toi, as-tu appris quelque chose ? demanda-t-elle.
— Je l’ignore encore, répliqua Emily, dans la pénombre.
Peut-être…
7
Emily avait réfléchi aux différentes tragédies qui avaient
pu entraîner cette série de meurtres. Elle savait fort bien que nombre de
mariages étaient plus convenus que romantiques, les familles cherchant à
améliorer leur position sociale ou à la maintenir, si elle s’avérait compromise.
Parfois, ces alliances se révélaient aussi positives que des mariages d’amour, mais
dans les cas où l’âge et le caractère des époux étaient trop différents, le
mariage devenait rapidement synonyme de réclusion.
Elle connaissait également l’effet anesthésiant de l’ennui. Si
elle-même n’en souffrait pas, elle le devait à ses incursions périodiques dans
le monde à la fois turbulent, effrayant et stimulant des enquêtes
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