Napoléon
est venu apporter à l’Empereur une lettre de son maître. Celui-ci offre à l’envahisseur de traiter, à la condition que la Grande Armée fasse demi-tour et repasse le Niémen. C’est là, par ce véritable ultimatum, exiger l’impossible. Napoléon n’est pas arrivé de si loin pour revenir sur ses bases de départ, alors qu’il n’a point été battu ! Pourtant – et l’Empereur ne le sait que trop – en une semaine, après avoir traversé le Niémen, la Grande Armée a déjà subi, sans combattre, de lourdes pertes.
La faiblesse des effectifs tsaristes, la jonction retardée des armées Barclay – cent trente mille hommes – et Bagration – cinquante mille hommes – ont contraint le haut commandement russe à la retraite. La tactique de la terre brûlée – sans avoir été concertée – s’imposait pour lui. Ainsi que le disait un officier de l’armée du tsar : « Les Français n’ont pas de quoi se réjouir de ce que nous nous retirons. C’est pour leur perte... Nous reviendrons prendre le pays que nous abandonnons à présent en le dévastant et en les affamant. »
Du côté français, les approvisionnements en vivres et en fourrages, englués dans la boue, distancés par une armée faisant souvent quinze lieues par jour, ne suivent pas. Déjà cinquante mille maraudeurs, ayant quitté leurs rangs pour chercher des vivres, sont devenus des traînards. Les hommes demeurés autour de leurs aigles avancent au son des tambours, le ventre creux, tantôt sous des rafales de pluie, tantôt sous un soleil de plomb et des nuages de poussière. Au bivouac, épuisés, affamés, assoiffés, ils dorment à même la terre mouillée. On a commis l’imprudence, dès le passage du Niémen, de nourrir les chevaux avec du blé vert mêlé à de la paille arrachée aux toits des chaumines. Et, déjà, après une semaine, dix mille montures ou bêtes de trait, atteintes de dysenterie, sont mortes depuis la traversée du Niémen. Avant le général Hiver, la Grande Armée connaît les méfaits du général Été... Et pour l’instant le terrible climat demeure le plus sûr auxiliaire du tsar.
Pour conduire Balachov auprès de l’Empereur, on a soigneusement calculé son itinéraire afin qu’il ne puisse pas se rendre compte de la désorganisation de l’armée française. L’envoyé d’Alexandre n’est point venu proposer à l’Empereur l’ouverture de négociations, son maître le lui a interdit :
— Tant qu’un soldat restera en armes sur le territoire russe, j’en prends l’engagement, je ne prononcerai ni n’écouterai aucune parole de paix.
Puisqu’il n’y a aucune tractation possible, Napoléon va d’un mur à l’autre de la pièce, tout en entraînant le général russe dans sa promenade :
— Mon Dieu, déclare-t-il, que veut l’empereur Alexandre ? Après deux guerres en somme malheureuses, il obtient la Finlande, la Moldavie, la Valachie, Bielostok et Tarnopol et il n’est pas encore satisfait. Ce n’est pas cette guerre qui me fait lui en vouloir. Une guerre est pour moi un triomphe de plus...
Il paraît très excité. Un des carreaux de la pièce s’ouvre à plusieurs reprises, l’Empereur l’arrache et le jette à l’extérieur :
— Je sais que la guerre entre la France et la Russie n’est une bagatelle ni pour la France ni pour la Russie. J’ai fait de grands préparatifs et mes forces sont trois fois plus nombreuses que les vôtres. Je sais aussi bien que vous, et peut-être mieux que vous, le nombre de vos troupes. Votre infanterie compte cent vingt mille hommes et votre cavalerie soixante à soixante-dix mille hommes. En somme deux cent mille hommes. J’en ai trois fois autant.
La retraite de l’armée russe commandée par Barclay l’irrite :
— N’avez-vous pas honte ? Depuis Pierre I er , depuis l’époque où la Russie est une puissance européenne, jamais l’ennemi n’a pénétré sur vos terres ; or, voici qu’à Vilna j’ai conquis sans combat toute une province. Vous auriez dû défendre Vilna, fut-ce par respect pour votre Empereur qui a passé deux mois à Vilna où il avait établi son Grand Quartier Général. Comment voulez-vous animer vos troupes, ou plutôt où en est actuellement leur moral ? Je sais ce qu’elles pensaient en commençant la campagne d’Austerlitz, elles se croyaient invincibles. À présent, elles savent d’avance qu’elles seront vaincues par mes armées.
Balachov essaye de glisser un
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