Napoléon
à se promener de long en large, à lire ou à sommeiller sur un sopha. Autour du vaisseau, la foule des embarcations continue à être aussi dense. Certains arborent en l’honneur du prisonnier un oeillet rouge à la boutonnière. Des femmes lancent des bouquets dans la direction de l’Empereur dont on aperçoit l’ombre derrière les fenêtres de la poupe.
Enfin le jour du lundi 31 juillet se lève. À dix heures trente, le canot dans lequel se trouvent sir Henry Bunburry et lord Keith, tous deux en grand uniforme – le secrétaire d’État est également lieutenant général – approche du Bellerophon. Maitland accueille les deux hommes à la coupée et, sans plus tarder, les conduit vers Napoléon qui les attend en compagnie de Bertrand. Bunburry salue, digne et froid. Keith éprouve le besoin de prononcer quelques paroles de regret : il se trouve dans l’obligation de remplir une mission pénible. Le sous-secrétaire d’État tend alors à l’Empereur la communication que le gouvernement britannique l’a chargé de faire au « général Buonaparte ». Le « prisonnier » ne comprend pas : le document est rédigé en anglais. Lord Keith et Bertrand s’emploient à le mettre en français et ces paroles hachées par la traduction résonnent dans l’étroite cabine :
« Il serait peu compatible avec nos devoirs envers notre pays et les alliés de Sa Majesté si le général Buonaparte conservait le moyen ou l’occasion de troubler de nouveau la paix de l’Europe ; c’est pourquoi il devient absolument nécessaire qu’il soit restreint dans sa liberté personnelle, autant que peut l’exiger ce premier et important objet. L’île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence ; son climat est sain et sa situation locale permettra qu’on l’y traite avec plus d’indulgence qu’on ne le pourrait faire ailleurs, vu les précautions indispensables qu’on serait obligé d’employer pour s’assurer de sa personne. »
Parvenant, non sans mal, à se maîtriser, l’Empereur, frémissant, les dents serrées, les sourcils froncés, les yeux flamboyants, attend la suite du factum.
« On permet au général Buonaparte de choisir parmi les personnes qui l’ont accompagné en Angleterre, à l’exception des généraux Savary et Lallemand, trois officiers, lesquels, avec son chirurgien, auront la permission de l’accompagner à Sainte-Hélène, et ne pourront point quitter l’île sans la sanction du gouvernement britannique. »
L’exaspération monte. Ecoute-t-il encore les dernières paroles des deux Anglais précisant les modalités de la déportation ?
« Le contre-amiral sir George Cockburn, qui est nommé commandant en chef du cap de Bonne-Espérance et des mers adjacentes, conduira le général Buonaparte et sa suite à Sainte-Hélène et recevra des instructions détaillées touchant l’exécution du service. Sir George Cockburn sera probablement prêt à partir dans peu de jours ; c’est pourquoi il est désirable que le général Buonaparte fasse, sans délai, le choix des personnes qui doivent l’accompagner. »
Le choix ? Pour l’instant, la colère bouleverse les traits de l’Empereur qui prend le papier et le pose sur la table. Il suffoque presque et gronde :
— Je suis venu volontairement m’asseoir au foyer de votre nation réclamer l’hospitalité. Je ne suis même pas prisonnier de guerre et, si je l’étais, vous seriez tenus de me traiter conformément au droit des nations. Mais, je suis arrivé dans ce pays comme passager à bord d’un de vos bâtiments de guerre, à la suite de négociations préliminaires avec le commandant. S’il m’avait informé que je serais prisonnier, je ne serais pas venu ... C’était donc un piège qu’on m’a tendu. En me présentant à bord d’un navire de guerre britannique, je me remettais à l’hospitalité du peuple anglais, tout comme si j’étais entré dans une de vos cités.
Lord Keith et Henry Bunburry demeurent de marbre. Il n’est nullement question de commencer une discussion : ils ne sont pas venus pour recevoir les protestations du « général », mais pour lui communiquer les intentions de leur gouvernement. C’est là tout !
— À Sainte-Hélène, reprend l’Empereur, je ne vivrais pas trois mois. Avec mes habitudes, ma constitution, ce serait la mort immédiate. J’ai l’habitude de parcourir vingt lieues à cheval tous les jours : sur ce roc minuscule, au bout
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