Napoléon
son chef et que le gouvernement approuvera ma conduite, parce que j’ai considéré qu’il était d’une grande importance d’empêcher la fuite de Bonaparte en Amérique et d’obtenir possession de sa personne.
— S’emparer de lui à quelques conditions que ce fût aurait été de la plus grande inconséquence, répond sir Henry Hotham au capitaine ; mais comme vous n’avez stipulé aucune condition, il ne saurait y avoir de doute que vous obteniez l’approbation du gouvernement de Sa Majesté.
L’amiral vient dîner le soir sur le Bellerophon, en invitant l’Empereur et sa suite à prendre, le lendemain, leur repas à bord du Superbe.
Sur le navire amiral, Napoléon se considère comme à bord d’un vaisseau allié de la France. Ainsi que jadis, à Tilsit, pour le tsar, il fait remonter et démonter son petit lit de camp pour sir Henry. On le voit ordonner la manoeuvre de la garde et – bien entendu – lorsqu’il passe à table – une table dressée avec sa propre vaisselle – Napoléon entre le premier dans la salle à manger et d’un geste désigne à l’amiral la place qui se trouve à sa droite. Derrière lui se tiennent ses domestiques de la même manière qu’aux Tuileries. Il se comporte, ainsi que le rapporte Maitland, éberlué, tel un « royal personnage ». Comment aurait-il pu agir autrement alors qu’il avait été reçu, comme un souverain, à bord du Superbe ? L’état-major se tenait en grande tenue et au garde-à-vous, tandis qu’une musique se faisait entendre et que l’équipage, en uniforme des jours de fête, garnissait vergues et gréements. Sans doute – sauf Maitland – l’appelle-t-on Monsieur, mais n’est-ce pas là la traduction de sir, qui ne s’emploie que lorsqu’on s’adresse à un supérieur ?
L’Empereur est encore entouré d’une manière de cour : une quinzaine d’officiers – parmi lesquels les généraux Savary, Lallemand, Montholon, Gourgaud – le grand-maréchal Bertrand, Mmes Bertrand et de Montholon. Enfin une soixantaine de domestiques l’ont suivi et vont être répartis à bord du Bellerophon et du vieux Myrmidon – un vétéran d’Aboukir qui reçoit l’ordre de naviguer de conserve avec le vaisseau commandé par Maitland.
Le 20 juillet, les deux bâtiments rencontrent le Swiftsure, en route pour venir prêter main-forte à Maitland. Le commandant – Webley – se rend à bord du Bellerophon.
— Vous savez, s’exclame Maitland, le sourire aux lèvres, je l’ai eu {53} .
— Vous l’avez eu ? Qui donc ?
— Eh quoi, Buonaparte. L’homme qui depuis vingt ans met l’Europe entière sens dessus dessous.
Webley regarde Maitland, les yeux émerveillés :
— Vous en avez de la chance !
Tandis que le Bellerophon vogue lentement vers l’Angleterre – il mettra plus d’une semaine pour atteindre Tor Bay – le gouvernement britannique, la presse, les juristes discutent. Que va-t-on faire de celui que le Times, le Morning Post ou le Courrier appellent l’Ogre corse ? Les feuilles conservatrices se déchaînent. Celui qui est venu loyalement « s’asseoir au foyer du peuple britannique » est traité de « vaurien sanguinaire », et de « fripon à diadème ». Pour certains, ce « fléau de l’humanité » doit être pendu haut et court. Les plus paisibles parlent de l’enfermer dans une cage de fer et le Sun affirme déjà que l’incarcération aura lieu dans la forteresse de Sharness. En face de la presse tory, les journaux libéraux – entre autres le Morning Chronicle – ne veulent voir dans l’impérial proscrit qu’un « hôte non invité » de l’Angleterre. Pour ceux-ci, il fallait traiter le vaincu avec mansuétude – c’est-à-dire avec grandeur, comme l’a fort bien expliqué le docteur Ganière.
La fameuse lettre adressée à S.A.R. le Prince-Régent ne devait nullement pousser celui qui remplaçait George III, le pauvre roi fol, à s’occuper du sort de Napoléon. C’est là affaire de gouvernement – et d’un gouvernement dont, selon la constitution anglaise, il ne devait point se mêler. C’était au chef de celui-ci, lord Liverpool, à prendre la décision qui convenait. Aux yeux du premier ministre de S.M. britannique, Napoléon se présentait comme un pestiféré « dont l’existence était le plus grand opprobre de l’histoire moderne ». Il fallait avant tout empêcher « cet homme sans loi ni patrie », d’avoir la possibilité de tenter un
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