Néron
masquer sous les pleurs de l’acteur la grimace cruelle du tueur.
Je quitte la vie sans regrets.
J’ai vu aujourd’hui, à midi, dans une arène presque vide, située dans la ville de Parus, non loin de mon domaine, des hommes nus contraints de s’entrégorger.
Les quelques spectateurs hurlaient de joie comme s’ils découvraient que ces homicides, sans la bouffonnerie des casques, des armures, des lances, des filets, des tridents, les excitaient davantage.
Imagine, cher Serenus, ces poitrines nues et offertes, ce sang qui jaillit.
Comme toi, je connais tout cela.
Mais, ce matin, peut-être parce que je chemine aux côtés de la mort, j’ai été plus que jamais frappé par ces jeux cruels qui ne laissent pas de survivants.
Celui qui a vaincu les fauves doit rester dans l’arène pour y combattre à nouveau. La mort seule triomphe, par les crocs ou par les poings, le feu ou le fer des soldats chargés d’achever ceux des combattants dont elle s'est un temps détournée.
Comment veux-tu que je regrette la mienne qui s’approche ?
L’Orient et la tyrannie gouvernent Rome.
Ce que j’espérais pour elle, l’équilibre et la clémence, ne s’est pas réalisé.
J’ai donc fait préparer les lames qui ouvriront ma peau et mes veines, et les flacons de poison pour que la besogne s’accomplisse plus vite.
Mais ne te laisse pas tenter par la mort, Serenus.
Tu dois vivre autant que tu le peux. Autant que les dieux te le permettent. Revendique ta propriété sur toi-même, et ainsi le temps qui jusqu’ici t’échappait ou qu’on t’enlevait, recueille-le, préserve-le !
Sache que tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence appartient à la mort, hormis notre pensée. Et que ce que nous avons pu écrire sur nos tablettes ou nos papyrus renaît sitôt qu’un lecteur le lit.
Songes-y, Serenus : la connaissance est toujours naissance.
Je te donne le baiser de l’amitié.
Lorsque j’ai lu cette dernière phrase, j’ai ressenti le besoin de serrer contre moi le corps de celui qui m’avait tant appris.
Mais quand je me suis présenté, deux jours plus tard, à l’entrée de sa demeure, j’ai appris que le cadavre de Sénèque avait été incinéré sans aucune cérémonie funèbre, comme il l’avait ordonné dans son testament rédigé au temps où, encore riche et puissant, il pensait à ses derniers instants.
J’ai eu l’impression que tout, autour de moi, disparaissait. J’ai vacillé, tendu les bras comme pour me raccrocher à l’épaule de mon maître, mais mes mains ont en vain battu l’air.
Je n’avais ni corps vivant sur qui m’appuyer, ni cadavre pour faire mon deuil, ni tombeau pour me recueillir.
Il ne me restait que mes souvenirs et la dernière lettre de mon maître.
C’est alors que j’ai décidé de rassembler les témoignages de ceux qui avaient assisté à sa mort.
Tout a commencé avec l’arrivée de Gavius Silvanus, tribun d’une cohorte prétorienne.
Il a fait irruption dans la demeure de Sénèque qui dînait avec son épouse Pompeia Paulina et deux de ses jeunes amis, Barinus et Petrus, qui lui servaient de secrétaires et dont il m’était arrivé d’être jaloux.
Le tribun, la main sur le pommeau de son glaive, a lancé des ordres aux soldats qui le suivaient. Ces hommes devaient cerner la villa et empêcher quiconque d’y entrer ou d’en sortir.
Puis il s’est tourné vers Sénèque et, avec une déférence rugueuse, lui a transmis les questions auxquelles Néron voulait une réponse.
Sénèque a souri.
L’empereur s’imaginait-il que mon maître allait confirmer les aveux passés par les conspirateurs Natalis, Scaevinus, et tous ceux qui, pour échapper à la torture, livraient les noms qu’il souhaitait entendre afin d’y trouver prétexte à tuer ceux qu’il avait déjà décidé de supprimer ?
Sénèque a donc répondu qu’il n’était point assez fou pour risquer sa vie afin qu’un Pison pût accéder à la dignité impériale, alors que ce même homme aimait à déclamer sur scène en costume de tragédien !
Le tribun a tressailli à l’idée qu’il devrait rapporter cette réponse-là à Néron.
Mais on assure qu’il s’est acquitté de sa tâche en se contentant de dire que Sénèque avait nié toute participation à la conspiration de Pison. Tigellin et Néron se sont regardés puis ont commandé à Gavius Silvanus de retourner auprès de Sénèque et de lui transmettre l’ordre de se
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