Néron
a compris que le centurion Obaritus, qui accompagnait le capitaine, tirait son glaive hors du fourreau. C’est cette arme qui a provoqué la deuxième blessure, sous le sein gauche. Néron l’a longtemps observée, frôlant de ses doigts les lèvres de la plaie. J’ai même cru qu’il allait y enfoncer la main. Il a convoqué le centurion, l’a interrogé devant moi. Tête baissée, d’une voix tremblante, l’homme a dit qu’Agrippine, au moment où il dégainait son arme, lui avait lancé : « Frappe au ventre ! » Néron a hésité. Il pouvait donner l’ordre de tuer le centurion. Et celui-ci, le corps tassé, la nuque offerte, attendait déjà la mort. Tout à coup, l’empereur a retiré de ses doigts deux bagues et les a fourrées dans la main du centurion en disant : « Va-t’en loin ! » Obaritus est sorti de la salle comme on s’enfuit. Le capitaine m’a confié qu’Agrippine avait crié au centurion non pas seulement : « Frappe au ventre ! », mais qu’elle avait ajouté : « C’est lui qui a enfanté Néron. » J’ai conseillé à Herculeius de ne jamais répéter ce qu’il avait entendu, de quitter l’escadre de Mycènes dans laquelle il servait et de se faire oublier en regagnant son pays, la Grèce.
Sénèque s’est tourné vers moi.
— On paie souvent de sa vie d’avoir été témoin ou acteur d’un grand crime. Ils doivent demeurer enveloppés de mystère, comme si les dieux seuls en avaient été les ordonnateurs. Il faut même que les corps des victimes disparaissent.
À nouveau il avait cessé de me regarder, fixant ces cyprès qui, au fond du jardin, regroupés par trois, formaient comme autant de faisceaux d’armes géantes.
— Agrippine a été brûlée la nuit même où elle a été tuée par Obaritus, a-t-il repris. On a posé son corps sur une table entourée de fagots, et les flammes l’ont consumée rapidement, car le bois de ce lit mortuaire était sec. Pas d’obsèques. Ni tertre, ni clôture pour son tombeau. L’un de ses affranchis s’est transpercé la poitrine avec son épée au pied du bûcher. Fidélité ou crainte ? Affection pour Agrippine ou certitude que Néron l’avait condamné à mort ? Qui peut savoir ?
Sénèque s’est levé, a fait quelques pas, puis est revenu vers moi.
— La mort surprend autant celui qui la reçoit que celui qui la donne. Crois-tu qu’Agrippine, sœur, épouse, mère d’empereur, imaginait périr ainsi sur ordre de son fils ?
— Les prophéties de Balbilus, ai-je murmuré, dans cette même villa d’Antium…
Sénèque a haussé les épaules.
— Qui peut savoir ? a-t-il répété.
J’ai donné raison à Sénèque.
La mort est insaisissable et nul ne peut prévoir ni le chemin qu’elle prend ni le moment où elle parvient au but.
Néron avait ainsi décidé de tuer sa mère. Il croyait avoir asservi la mort. Il avait soudoyé les esclaves d’Agrippine et certains de ses affranchis. Par trois fois, ils avaient empoisonné mets et boissons, utilisant des mixtures dont Locuste avait garanti à l’empereur que sa mère ne pouvait les connaître. Et, cependant, Agrippine avait survécu, à peine indisposée, regardant autour d’elle ses serviteurs d’un air de défi et de mépris. Quelques-uns s’étaient enfuis, craignant d’avoir été découverts. Elle avait ordonné qu’on les retrouvât et qu’on les torturât jusqu’à leur arracher des aveux. Mais les tueurs de Néron les avaient rejoints les premiers et les avaient égorgés.
Néron s’était affolé, se mordant les poings de rage et d’impatience, persuadé que sa mère possédait tous les contre-poisons nécessaires, que jamais il ne pourrait aboutir à ses fins et que c’était elle qui allait l’assassiner.
C’est alors qu’il fit appel à Anicetus, un affranchi qui avait été l’un de ses pédagogues.
J’ai connu ce Grec que l’ambition dévorait.
Anicetus avait favorisé les penchants pervers de Néron, son goût pour la débauche. Il l’avait accompagné lors de ses chasses nocturnes dans les rues de Rome. Néron l’avait récompensé en lui accordant le titre d’amiral de la flotte de Mycènes. Depuis lors, Anicetus paradait. Ses centurions et ses marins servaient dans la garde de l’empereur. Le capitaine de trirème Herculeius et le centurion Obaritus étaient de ses hommes.
Néron savait pouvoir compter sur lui.
Anicetus avait le visage d’un chacal, l’avidité d’un
Weitere Kostenlose Bücher