Nice
fauteuil.
— Difficile à supporter, dit-elle en le montrant.
Il avait lu Le Feu en une nuit. Les mots de Barbusse,
ces hommes qui attendent le signal de la mort et du meurtre entraient en lui
comme un gaz dans la poitrine.
— La meilleure littérature possible en ce moment, dit
Karenberg.
Il s’assit à son bureau.
— Mais encore de la littérature. En ce moment…
« Ne plus parler » Karenberg trace ces mots dans
son journal. Le referme. Ne plus écrire. Des actes ou des phrases – explosions
qui poussent les hommes à agir comme on pousse une pierre, pour qu’elle roule
sur la pente.
Peggy se lève, prend le livre.
— Je te laisse, dit-elle.
Il la retient par le poignet, la force à s’asseoir sur ses
genoux, se calme parce qu’elle s’abandonne contre lui, ses cheveux couvrant la
bouche de Karenberg, et il les embrasse.
— Si je partais les rejoindre, dit-il, Jean serait
là-bas un exilé, je ne veux pas. L’exil, même en Russie…
Elle se pelotonne les mains jointes devant la bouche comme
une petite fille. Il la berce, peut enfin dire ce qu’il porte en lui.
— Helena me fait peur, commence-t-il, ce refus de
Nathalie, ces blessés autour d’elle, l’excès toujours, aujourd’hui je la
regardais…
Peggy passe son bras autour du cou de Karenberg.
— Elle vit comme elle peut vivre, tu ne pourrais pas la
changer, dit-elle.
Il hésite, murmure :
— Je la vois morte.
Elle met une main sur sa bouche, le contraint à ne pas
répéter. Elle dit :
— Viens, je suis sûre que Jean ne dort pas.
Peggy entraîne Karenberg.
— Il t’attend…
Elle lui tient la main et va devant lui, vers la chambre de
leur fils.
39
Les mots s’entrecroisent, les phrases de Pierre et la
péroraison de Clemenceau : « J’ai dit que j’avais ton consentement et
comme tu es connu ici, écrivait Pierre Ritzen, cela n’a fait aucune difficulté,
j’ai pu immédiatement signer mon engagement et après trois semaines
d’instruction je suis sorti premier du peloton. Nous allons monter au front. »
La lettre de son fils est ouverte sur les genoux de Ritzen
assis dans une tribune du Palais-Bourbon, il n’a pas besoin de la regarder mais
il faut qu’elle soit là devant lui, si ancienne déjà, près de six semaines, et
tant de fois le temps de mourir, de n’être plus que cette forme accroupie près
du parapet, le dernier mort que Ritzen a vu avant de quitter le front pour
Paris, ce sous-lieutenant dont Bertaud se méfiait et qui maintenant, la peau du
visage noircie, sent mauvais. Dès que la brise souffle, elle porte vers la
tranchée l’odeur de mort. « Qu’est-ce que l’on peut faire, mon Commandant ?
Ils nous attendent, si on essaie de l’enlever, ils vont nous avoir, Lombard a
déjà failli. »
Rien à faire qu’à laisser pourrir l’instituteur qu’une balle
a figé, les bras tendus devant lui, les mains accrochées aux barbelés. Le
guetteur qui s’installe le visage contre le parapet, s’entoure la bouche et le
nez d’un chiffon : « Il pue, mon Commandant. »
Pour finir, Ritzen a envoyé deux grenades. Des morceaux
d’étoffe s’accrochant au parapet avec des lambeaux de chair.
Ce pourrait être Pierre, mon fils.
Clemenceau, voûté, la peau du visage jaunie, les sourcils masquant
le regard, les mains accrochées au rebord de la tribune, parle : « Un
jour, dit-il, de Paris au plus humble village… »
— Dix-huit ans, qu’avait-il besoin ?
Il écrivait : « Je veux être digne de toi.
Maintenant que la session exceptionnelle du baccalauréat a eu lieu, je ne
pourrai accepter de continuer des études alors que tant de mes aînés sont
tombés au champ d’honneur ou risquent leur vie. »
« Je sais qu’il faut tout donner à la patrie. Je suis
ton fils. Je m’appelle Ritzen et je veux combattre pour que l’Alsace soit libre
un jour. Toi tu peux me comprendre. Il faut expliquer cela à Maman qui
évidemment pleure. »
Les députés applaudissent. Rafales.
« Des rafales d’acclamations, continue Clemenceau,
accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang. »
L’ont-ils vu le sang ?
Caporal ou sergent celui qu’une balle avait atteint à la
gorge ? On avait posé sa tête sur des paquets de pansements qui
rougissaient et l’infirmier avait crié : « Merde, il va tout nous
bouffer, foutez autre chose, vous voyez bien qu’il va crever. » On n’avait
trouvé que du pain à mettre sous sa tête. Du pain
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